Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue
ALBERT SCHWEITZER
Pionnier d'une foi pour les temps actuels
Les données réunies dans cet article ont servi à animer une réflexion sur les idées et l'œuvre d'Albert Schweitzer en mai et juin 2008, dans le cadre du cercle des dames de la paroisse réformée d'Altkirch. Elles reprennent sans prétention, moyennant de nombreuses citations extraites du livre intitulé « Ma vie et ma pensée », les principaux thèmes développés par Schweitzer dans cet ouvrage publié en 1960. Le caractère novateur de la pensée de Schweitzer et la force de ses engagements ne pourraient-ils pas aider à réinventer l'évangile et le monde pour les hommes d'aujourd'hui et de demain ?
Albert Schweitzer

Albert Schweitzer est né le 14 janvier 1875 à Kaysersberg, en Alsace, sous l’occupation allemande. Son enfance se passe à Gunsbach où son père est pasteur, avec trois sœurs et un jeune frère. Très tôt, il se montre doué au piano, puis à l'harmonium et à l'orgue, et fait preuve d'une grande vivacité d'esprit dans de nombreux domaines.

Sa scolarité secondaire se déroule à Munster et à Mulhouse, où il étudie l'orgue avec Eugène Munch sur le Walker du temple Saint-Étienne, et elle se conclut par l’obtention du baccalauréat en 1893. Puis il s’engage dans les études de théologie et de philosophie à l'Université de Strasbourg et travaille l'orgue à Paris sous la direction de Charles-Marie Widor. En 1896, le jour de la Pentecôte, il prend une décision capitale : à partir de sa trentième année, il se consacrera à un service principalement humanitaire.

Ses recherches le mènent brièvement à Paris et à Berlin, puis il passe ses doctorats de philosophie et de théologie à Strasbourg – en 1899 et 1900. Sa thèse sur la Cène est publiée en 1901. En 1902, il est nommé chargé de cours à la Faculté de théologie de Strasbourg, et il assure en même temps la direction du Séminaire protestant Saint-Guillaume au quai Saint-Thomas.

Tout en enseignant à l’Université, il assume la charge de vicaire de l'église Saint-Nicolas de Strasbourg, écrit une monographie sur Jean-Sébastien Bach, et donne des concerts d'orgue. Les recettes qu’il tire de cette dernière activité devront l'aider à financer l’hôpital qu’il envisage de créer à Lambaréné. Il vient en effet de se déterminer, à la lecture d’un article du « Journal des Missions Évangéliques de Paris » en 1904, à servir comme médecin au Gabon, en Afrique Équatoriale Française.

Schweitzer commence ses études de médecine en 1905 à Strasbourg, les complète par un cours de médecine tropicale à Paris en 1912, et passe son doctorat en 1913. La même année, il part pour l'Afrique en compagnie de la femme qu'il a épousée l’année précédente au terme de longues années d’échanges amicaux. Issue de la bourgeoisie allemande et ayant grandi à Strasbourg où son père est professeur à l'Université, Hélène Bresslau est préoccupée par les questions sociales et a choisi de devenir infirmière pour seconder son mari.

L'hôpital de Lambaréné se met en place rapidement, avec le souci de s'adapter aux caractéristiques du milieu autochtone auquel il est destiné. Mais en 1917, Schweitzer ainsi que sa femme sont arrêtés au Gabon par l'armée française en tant que citoyens allemands, puis internés comme prisonniers civils jusqu'en 1918, successivement dans les Hautes-Pyrénées et en Provence.

Durant sa captivité, Schweitzer écrit une étude philosophique sur l'évolution de l'éthique à travers l'histoire et sur le devenir de la civilisation – « La civilisation et l’éthique » –, dans laquelle il expose ses réflexions sur le « principe du respect de la vie » qui constituera le fondement de sa pensée et l’un des principaux ressorts de son action.

De retour à Lambaréné en 1924, Schweitzer y reconstruit et agrandit son hôpital. Pour financer cette entreprise, il donne fréquemment des conférences et des récitals d’orgue dans divers pays d'Europe, puis en Amérique et jusqu'au Japon. Son attachement au respect universel de la vie le conduit à dénoncer vivement le sort réservé aux animaux, notamment dans la civilisation productiviste occidentale.

Ami personnel de la reine Élisabeth de Belgique et d'Albert Einstein, Schweitzer jouit d’une grande renommée. En 1951, il est élu à l'Académie des Sciences morales et politiques, puis il reçoit le prix Nobel de la paix l'année suivante. Jusqu'à la fin de ses jours, il militera avec vigueur contre l’arme atomique. En 1954, il inaugure une léproserie pouvant accueillir 200 malades et leurs familles. Vers la fin de sa vie, il exprime de la sympathie pour les doctrines de l'unitarisme, et l'Église unitarienne universaliste des États-Unis – la « Church of the Larger Fellowship » - essaye d'en tirer parti.

Schweitzer meurt en 1965 à Lambaréné. Outre ses réalisations pratiques, il laisse derrière lui une trentaine d'ouvrages qui portent sur la musique, la philosophie, la théologie, et les religions de l’Extrême-Orient. Sa vie a fait l’objet d’une pièce de Gilbert Cesbron intitulée « Il est minuit, Docteur Schweitzer », adaptée pour le cinéma par André Haguet en 1952, avec Pierre Fresnay et Jeanne Moreau.

À l’image de son physique, Schweitzer est un homme tout d’une pièce. On pourrait lui prêter ce propos de l’écrivain Émile Augier, extrait d’une œuvre anticléricale jouée en 1862 : « Ce que je pense, je le dis ; et ce que je dis, je le fais » – c’est assez rare dans les milieux ecclésiastiques pour mériter d’être relevé... Il est d’une santé physique et d’un moral à toute épreuve, d'une exigence envers lui-même peu commune. Sa force de caractère est l’expression d’une personnalité ambitieuse, très structurée et d’une énergie débordante. De sa jeunesse à ses dernières années, il ne cesse de nourrir des projets de grande envergure et poursuit leur réalisation avec acharnement – « travaillant beaucoup, dans un état de concentration continue », dit-il.

L’envers de ses qualités, c’est qu’il vit peut-être plus avec ses idées et ses projets qu’avec son entourage, et que ses relations semblent être surtout commandées par ses préoccupations personnelles – d’ordre musical, humanitaire, philosophique et théologique. Assez symptomatiques à cet égard sont ses relations avec Hélène Bresslau, connues par les échanges de correspondance qui ont été publiés. L’importance qu’il accorde à sa pensée et à son œuvre tend à éclipser quelque peu la personne de grande qualité qu’est son épouse.

Il n'est pas possible de parler de Schweitzer sans aborder son rapport à la musique qui a été, tout au long de son existence, d'une importance considérable pour lui au double plan artistique et religieux. C'est surtout comme organiste qu'il est connu en tant que musicien, et plus précisément comme interprète de Jean-Sébastien Bach. Mais Richard Wagner l’inspire également beaucoup, et il se plaît à le souligner.

L’orgue est à ses yeux inégalable. Schweitzer va jusqu’à lui prêter des enjeux métaphysiques : « La lutte pour le bel orgue est pour moi une forme de la lutte pour la vérité », et il estime qu’aucun autre instrument ne peut pareillement contribuer à édifier les fidèles lors des célébrations religieuses – « L’orgue a en soi quelque chose d’éternel par la continuité du son qui se prolonge indéfiniment ».

En homme pratique, Schweitzer s’intéresse également aux problèmes de la fabrication de l'orgue, de son installation, de sa restauration et de son coût. Si les orgues de l’époque de Bach construits en Allemagne du Nord lui semblent encore manquer un peu de finesse et d’ampleur sonore, l’idéal esquissé par Silbermann et plusieurs grands facteurs d’orgues du XVIIIème siècle a, selon lui, trouvé à se réaliser magistralement au XIXème – notamment avec Cavaillé-Coll, le créateur des orgues de Notre-Dame de Paris et de Saint-Sulpice (ce dernier instrument, construit en 1862, lui semble le plus beau de tous). Les facteurs d’orgues ultérieurs, qu’il qualifie prosaïquement de « fabricants », n’auraient plus égalé leurs devanciers.

Sa prédilection pour l’orgue ne le quittera jamais, mais cela ne signifie pas que célébration religieuse et musique d’orgue soient aussi nécessairement liées dans son esprit que dans certains milieux religieux. Il sait bien que le christianisme s’est développé pendant un millénaire et demi sans orgue, que le calvinisme l'a d'abord interdit dans le cadre des cultes, et que cet instrument, intimement lié à la civilisation occidentale qui l’a inventé, n’émeut pas forcément tout un chacun dans toutes les cultures du monde – ni même au sein de notre propre culture aujourd’hui.

4.1. Au service des plus déshérités

Menant une existence intense et féconde à Strasbourg, Schweitzer pourrait se complaire dans l’enseignement ou la recherche philosophique et théologique, ou dans la pratique de la musique. La renommée précoce que lui valent ses dons et son travail, sa situation de professeur, de pasteur, et d’organiste reconnu le prédestinent à la notoriété au sein de l'aire occidentale – et non à l’éloignement et à l’oubli sous les tropiques, ni aux autres risques propres à ces contrées. Mais après s'être illustré jusqu'à sa trentième année dans les domaines de la science et de l'art, le moment lui semble venu d'accepter « le renoncement et la souffrance » : « La majeure partie de cette force qui aspire à faire le bien doit se contenter de réalisations obscures et imparfaites ».

Il constate qu’il lui est impossible de vivre heureux au milieu d’un monde accablé de misère. Selon lui, l’homme qui a pris conscience du malheur de ses semblables « ne s’appartient plus entièrement à lui-même, mais il devient le frère de tous ceux qui souffrent ». Rejetant les tentations et les frivolités mondaines, il privilégie le service des plus déshérités sur le terrain. Dès le 26 février 1905, il s'était confié à Hélène Bresslau en ces termes très forts : « Je veux me débarrasser de cette vie bourgeoise qui pourrait tout tuer en moi ! Je veux vivre et agir comme un disciple de Jésus ». À l’encontre de la sagesse du monde, la foi chrétienne est pour lui une affaire de vie ou de mort.

Expliquant son choix de se consacrer à la médecine en Afrique, il dira plus tard : « Je voulais devenir médecin pour travailler sans parler. Pendant des années, je m’étais dépensé en paroles... Cette nouvelle activité consisterait non à parler de la religion, mais à la pratiquer ». Cette primauté accordée au service des hommes plutôt qu’à la propagation de la religion est, à l’époque et pour un pasteur en particulier, peu commune. Aussi lui faut-il, pour mener à bien son projet, essayer de convaincre son Église et faire face – non sans souffrance – à l’opposition ferme et prolongée de ses parents et de nombreux amis.

4.2. Une attitude paternaliste

L’attitude de Schweitzer à l’égard des Africains est de type paternaliste, à la fois généreuse et un peu condescendante, tributaire de son époque mais néanmoins progressiste à l’occasion. Non sans quelque ingénuité, Schweitzer avoue s’être demandé si les indigènes qu’il appelle primitifs ou semi-primitifs sont capables de penser par eux-mêmes, ou s’ils sont entièrement enfermés dans leurs conceptions traditionnelles. Mais sa réponse à cette question est sans ambiguïté : « À mon grand étonnement, je constatai au cours de mes conversations avec eux qu’ils s’occupaient beaucoup plus des problèmes fondamentaux de la signification de la vie et de la nature du bien et du mal que je ne l’avais cru tout d’abord ».

À la question de savoir si les Blancs ont le droit d’imposer leur domination aux Africains, il répond négativement si, explique-t-il, l’objectif recherché est de les assujettir et de les exploiter. Mais sa réponse est positive si les colonisateurs privilégient le projet de les éduquer et de les amener à vivre mieux. Il veut que la colonisation soit bénéfique pour les colonisés, sans en discerner clairement la violence inhérente.

La colonisation doit, selon Schweitzer, libérer les indigènes de ceux des leurs qui, au contact des Blancs et de leur commerce, ont pris l’habitude de les asservir. Mais il n’insiste guère sur le fait que le pouvoir blanc repose largement sur ces auxiliaires que le système colonial met en place et favorise à son profit. D’autre part, il crédite la colonisation d’avoir mis fin au trafic des esclaves et d’avoir substitué la paix aux guerres que se livraient les sociétés précoloniales. Mais il ne relève pas que ces hostilités n’étaient pas des guerres totales comparables à celles menées par l’Occident chrétien, qui a forcé nombre d’indigènes à perdre leur vie dans des conflits d’une cruauté inégalée qui ne les concernaient en rien.

4.3. Critiques de la colonisation

S’interrogeant sur l’évolution des peuples indigènes, Schweitzer imagine une transformation lente et maîtrisée de leurs structures socio-économiques dans le cadre d'un régime d'autosubsistance, à l’abri du commerce mondial : « La richesse pour ces peuples consisterait à pouvoir produire eux-mêmes, par leurs cultures et leurs métiers, l’essentiel de ce qui est nécessaire à leur existence ». Il s’agit là d’une vision qui ne mesure pas correctement la force des déterminations globales du système capitaliste colonial. Pourtant, Schweitzer note avec lucidité que la mobilisation des forces de production indigènes en vue d’enrichir la métropole se fait au détriment des biens de consommation locaux : « L’accroissement de l’exportation ne prouve pas toujours que la colonie soit en progrès, mais peut vouloir dire, au contraire, qu’elle va vers sa ruine ».

Schweitzer critique les déplacements de populations et l’hémorragie démographique causée par les grands travaux coloniaux – routes et voies ferrées. Il dénonce les mesures coercitives et l’imposition trop élevée, n'hésitant pas à prendre le contre-pied de ceux qui soutiennent que les primitifs sont naturellement oisifs et que l’imposition constitue le meilleur moyen de les amener à travailler : « Qu’on ne croie pas non plus accoutumer l’indigène au travail en exigeant des impôts de plus en plus élevés ». L'endettement des colonies lui semble également très préjudiciable : « On a, sans réfléchir, grevé les colonies d'impôts dont les intérêts ne peuvent presque pas être couverts ».

Aux plans de la santé et de l'éducation, Schweitzer se montre plus lucide que la plupart de ses contemporains. Il accuse la colonisation d’avoir introduit en Afrique des maladies antérieurement inexistantes dans ce continent, et de favoriser la consommation d’alcool, désastreuse pour les autochtones. Et il préconise de favoriser les enseignements techniques dans les communautés rurales au lieu de ne viser que l’instruction générale qui détourne les jeunes des métiers manuels et les désocialise.


5. Une philosophie de la vie

5.1. L’intuition originelle de la vie

C’est en remontant le fleuve Ogooué en septembre 1915, quand le bateau sur lequel il se trouve disperse un troupeau d’hippopotames au soleil couchant, que Schweitzer fait la découverte à laquelle il aspire intensément depuis longtemps, et qui sera capitale pour le développement de sa pensée : « Je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre. Chaque jour et à chaque heure, cette conviction m’accompagne. Le bien, c’est de maintenir et de favoriser la vie ; le mal, c’est de détruire la vie et de l’entraver. » Avec le principe du « respect de la vie » pour corollaire, cette intuition s’impose à lui comme un constat élémentaire et universel dans lequel « l’affirmation du monde et de la vie se rejoignent dans l’éthique ».

Jugeant « étroit et arbitraire » le fameux axiome « Je pense, donc je suis » de Descartes, Schweitzer estime qu’aucune philosophie n’a jamais réussi à avancer une proposition aussi immédiate et aussi fondamentale, ni aussi apte à instaurer de bonnes relations entre les êtres, que celle qui s’est révélée à lui sur l’Ogooué. Kant, Fichte, Hegel et les grands penseurs de la philosophie spéculative du XIXème siècle croyaient pouvoir fonder la morale à partir de leurs systèmes de pensée. Mais un « grand désenchantement » s’est produit dans leur sillage, fait observer Schweitzer, en raison de leur incapacité à produire un tel fondement. Le respect de la vie, par contre, relève d'une expérience des réalités concrètes plutôt que d'une connaissance, d’une relation spirituelle avec le monde réel et pas seulement de spéculations rationnelles.

Pour Schweitzer, la volonté de vivre et de protéger la vie se révèle comme la plus fondamentale exigence qui s'impose à l'homme, non seulement à travers le respect de la vie humaine, mais pareillement à travers celui de toute vie sans exception. Les animaux et les plantes, y compris les moindres d'entre eux, ont droit au même respect. Ce principe oblige à secourir chaque vie en détresse dans toute la mesure du possible. Respecter la vie et l’aider à se développer représente, aux yeux de Schweitzer, « le principe absolu, fondamental de l’éthique, ainsi que le postulat fondamental de la pensée ». Cette morale porte à « l’amour, au dévouement, à la compassion à la douleur, à la sympathie dans la joie et le commun effort ».

Il souligne l'originalité et la portée de sa découverte en ces termes : « Nous ne sommes plus obligés de tirer notre conception éthique du monde d’une compréhension adéquate de l’univers. Avec le principe du respect de la vie nous possédons une conception de la vie fondée sur elle-même. » Il ne s’agit pas là d’une « connaissance » du monde médiatisée par la pensée et réservée à une élite, mais d’une « expérience » immédiate du monde à la portée de chaque homme, quelle que soit sa culture et ses convictions religieuses. Schweitzer parle à ce propos de « mysticisme moral qui puise sa force dans la nature spirituelle de notre être ».

5.2. La vie au prix d’autres vies

Mais Schweitzer n‘est pas naïf : il a vivement conscience du fait que le monde est un champ de forces effroyable où chaque vie se développe aux dépens d’autres vies, et il reconnaît que l’homme ne peut absolument pas échapper à cette contradiction. Alors, comment faire face aux souffrances inhérentes à un tel monde où le développement de la vie implique inévitablement la destruction massive et sans fin d'êtres vivants qui ne demandent qu'à vivre ? Et quelle éthique proposer ? « En moi la connaissance est pessimiste, mais le vouloir et l’espoir sont optimistes » remarque-t-il.

Il ne cherche pas à se consoler à bon compte : « Ce n’est qu’en de rares instants que je me suis senti pleinement heureux d’être en vie. Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver toute la souffrance que je voyais autour de moi, non seulement celle des hommes, mais celle de toutes les créatures. » Les explications du mal avancées par les philosophes et les théologiens ne constituent, à ses yeux, que des « arguties de sophistes ne visant à rien d’autre qu’à permettre aux hommes d’éprouver moins vivement la souffrance de ce qui les entoure ». En réalité, il faut admettre, selon lui, que « le monde est inexplicablement mystérieux et plein de souffrance », mais sans oublier pour autant qu'il ne se réduit pas à cela : « Le monde, c'est l'horrible dans la splendeur, le non-sens dans la plénitude du sens, la douleur dans la joie ».

Comme d'habitude chez Schweitzer, la solution des difficultés se trouve dans l'action : « Je n’ai jamais essayé de me soustraire à cette communion de la souffrance. Il me semblait aller de soi que nous devons tous aider à porter le fardeau de douleur qui pèse sur le monde ». Seul le service de la vie permet, en dépit du malheur omniprésent, de traverser ces douloureuses contradictions. L’homme moral se consacrera à protéger et à développer la vie et, au plan social, à lutter de toute son énergie et sans relâche contre les forces de destruction, à instaurer la paix. La seule chose qui importe, c’est de soulager autant que possible la souffrance, « d’apporter la délivrance ».

Quand l’homme ne peut pas échapper à la nécessité de détruire, il agira avec discernement et miséricorde, dit Schweitzer. « Pour l’homme véritablement moral, toute vie est sacrée. Il n’établira de distinction que sous la contrainte de la nécessité, notamment lorsqu’il lui faudra choisir, entre deux vies, laquelle préserver, laquelle sacrifier. » Supprimer une vie, comme celle d’un moustique vecteur du paludisme par exemple, peut donc s’imposer, mais cela ne va jamais de soi et engage la responsabilité en toute occasion. « Chaque fois que je suis sur le point d'abîmer une vie quelconque, il faut que je me pose clairement la question de savoir si c'est nécessaire. Jamais je ne devrai m'autoriser à aller au-delà de l'indispensable, même dans des cas apparemment insignifiants. »

5.3. Une mystique du respect de la vie

L'éthique prônée par Schweitzer relève de la pensée autonome qui demeure au plus intime de chaque personne. Elle s'oppose aux morales se réclamant de la seule raison qui, abstraite et extérieure à la personne, est couramment et abusivement identifiée à la pensée. Quant à l'apparente rationalité qui préside aux responsabilités pratiques, elle ne peut être que relative selon Schweitzer. Au mieux, elle ne reflétera que de façon toujours partielle, subjective et arbitraire une compréhension globale et mystique de la vie et de l'univers qui, elle, renvoie à un irrationnel englobant et dépassant le rationnel.

Optant pour une « éthique enthousiaste », inspirée par la dimension spirituelle ou divine de la vie, Schweitzer affirme que « ce qui est rationnel se continue dans l'irrationnel », et que la vie et l’univers sont « deux entités irrationnelles » pour qui les perçoit en profondeur et dans leur pleine dimension. Le mysticisme éthique qu'il propose s’inscrit dans une relation spirituelle de chacun avec l’Infini. Pour lui, le respect de la vie a donc « un caractère religieux » : il conduit l’homme à une « piété fondamentale » qui le place dans la perspective du « temps de l'Éternité où Dieu sera "Tout en Tout", c'est-à-dire où toutes choses retourneront en Dieu ».

Participer à la vie qui anime l’univers – compatir, aimer, sauvegarder et développer –, c’est participer à plus que soi-même. C’est s’ouvrir au mystère du monde et s'en nourrir : l'homme moral « se sent uni à toutes les vies qui l'entourent, éprouve leurs destins comme le sien propre, les aide au mieux qu'il peut et ne connaît pas de plus profond bonheur que de participer au développement ou à la sauvegarde de la vie ». Le respect de la vie constitue une forme universelle de l’éthique de l’amour que prêchent de nombreuses religions, et Schweitzer va jusqu'à affirmer qu'elle est « l'éthique de Jésus reconnue comme une nécessité de la pensée ».

Parmi les philosophies du passé, Schweitzer aime particulièrement se reporter au stoïcisme illustré par Marc-Aurelle, Épictète et Sénèque : « L’idée fondamentale du stoïcisme, à savoir que l’homme doit parvenir à une relation spirituelle avec l’univers et s’unir à lui, me semblait vraie. Dans son essence, le stoïcisme est une philosophie de la nature qui aboutit au mysticisme. » Il oppose cette philosophie à celle qui sous-tend les religions orientales comme à la pensée de Schopenhauer, pour lesquelles « la vie qui se déroule dans le temps et l’espace est sans but et doit être annihilée ».

6.1. Un croyant qui s’interroge

Schweitzer se pose beaucoup de questions sur la foi, mais il est incontestablement un croyant sincère et fidèle. Quand il renonce au confort et aux honneurs de sa vie en Europe pour aller en Afrique, c’est, dit-il, pour suivre très concrètement Jésus au service des hommes les plus démunis. Au lieu de continuer à parler de Jésus du haut de la chaire de l’église Saint-Nicolas ou de celle de l’Université, il tient à payer de sa personne pour ne pas risquer de se payer de mots seulement. Il se sent interpellé sans échappatoire possible par cette parole évangélique – aussi galvaudée que ressassée : « Celui qui veut garder sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie pour moi et pour l’Évangile la gardera ».

Au plan théologique, il ne se contente pas – comme cela est conforme aux règles ecclésiastiques et couramment pratiqué – de répéter les croyances traditionnelles de son Église. Dès ses premières années d’études, il prend au sérieux ses doutes et ceux de ses contemporains, et il s’interroge au sujet du Christ de la façon la plus honnête et la plus radicale. Est-il possible de retrouver le Jésus de l'histoire en amont des interprétations théologiques dont il a fait l'objet ? Que peut-on savoir avec certitude de sa vie et de son enseignement ? Que signifie l’affirmation de sa divinité ?

Pour essayer de répondre à ces questions, il étudie avec sa rigueur et sa passion habituelles l’ensemble des analyses et des réflexions que les spécialistes de son temps ont avancées dans ce domaine, et il les rassemble dans un livre intitulé « L’histoire des recherches sur la vie de Jésus » – publié en 1906. Mais son attitude critique déplaît aux tenants du conformisme théologique, et la Société des Missions Évangéliques de Paris n'acceptera de l’envoyer comme médecin au Gabon qu’à la condition qu’il s’engage à ne pas prêcher.

Schweitzer admet que ses exigences de vérité peuvent déranger la piété routinière des fidèles et les pasteurs chargés de l’entretenir. Mais à la différence de nombre de ses confrères, il refuse de cautionner des croyances fausses concernant les textes bibliques – comme, par exemple, leur attribution aux quatre évangélistes officiellement désignés ou l’historicité stricte des récits de l’un et l’autre Testament. Il est intimement convaincu que la vérité est toujours préférable à l’erreur, parce que seule la vérité est capable de libérer l’esprit et de mener vers une foi vivante.

6.2. Jésus, un homme de son temps

La vie et l’enseignement de Jésus ne peuvent se comprendre, d’après Schweitzer, que replacés dans leur contexte historique. Les Juifs de cette époque croyaient à la proximité de la fin du monde et attendaient la grande épreuve de purification qui devait précéder l’instauration du Royaume messianique et le Jugement dernier. Non seulement Jésus partageait ces croyances, mais il est vraisemblable qu'il se considérait lui-même comme le messie de la lignée de David annoncé par les prophètes. Pour éviter aux fidèles de succomber au mal à l’occasion de cette épreuve (cf. la fin du « Notre Père »), il a choisi la mort expiatoire annoncée dans Isaïe, 53 – passion et mort du juste livré à la souffrance pour racheter les crimes des autres hommes.

Mais pourquoi Schweitzer revient-il avec tant d’insistance sur cette attente d’une apocalypse qui ne s’est pas produite, alors que les Églises l’ont depuis longtemps interprétée dans une optique spirituelle ? Il avance à ce propos une double raison : par souci de vérité d’abord, et pour les leçons qu’il convient d’en retenir ensuite. D'une part, ce rappel montre que Jésus a, comme tout homme, cherché la vérité au risque de se tromper : il a cru à l’imminence de l’apocalypse, sans bénéficier d’une omniscience et d'une infaillibilité divines. D'autre part, ce rappel permet de distinguer l’essentiel du message évangélique de ce qui y est secondaire.

Le détour rigoureux par le passé semble indispensable à Schweitzer pour permettre aux croyants de transposer la part éternelle de l'enseignement de Jésus dans le contexte de l'histoire qui se renouvelle sans cesse. L'affirmation de la primauté de l’amour doit être non seulement dégagée de l'annonce de la fin des temps, mais également de diverses autres données religieuses relatives qui sont devenues obsolètes. Les savoirs religieux varient comme les autres savoirs, mais la vocation à aimer concrètement toutes les créatures selon la prescription de Jésus demeure inchangée.

6.3. L’amour, unique source de la foi

Si l’essentiel de la religion d’amour annoncée par Jésus est vérité éternelle, l'expression de cette religion se transforme à chaque époque selon le contexte humain, affirme Schweitzer. Citant l’apôtre Paul – « L’amour ne périt jamais, mais la connaissance disparaîtra » –, il insiste sur la primauté absolue de l’amour et sur la relativité historique des savoirs religieux ainsi que de la religion elle-même en fin de compte. Pour lui, aucun dogme ne peut expliquer qui était au juste Jésus, pas plus que Jésus lui-même ne s’est expliqué à ce sujet - il n'en avait apparemment pas l'intention et, en tant qu'homme, sans doute ne l'aurait-il pas pu.

La foi est d’un ordre différent, qui respecte les mystères du monde et de Dieu. « Si le croyant a la connaissance de l’union spirituelle avec Dieu, il possède tout ce qui est nécessaire » dit Schweitzer, car la vraie piété rend humble et « cesse d’exiger de la religion une connaissance complète du suprasensible ». Ce qui importe en définitive, ce n'est pas de savoir ce que les hommes et la religion présentent comme la vérité, ni même de vivre selon la Loi dans le cadre de la morale commune ou de la religion. C'est de « passer de l'état naturel à l'état surnaturel » par l'union à la fois mystique et réelle à Jésus, par la communion à sa mort et à sa résurrection prêchée par Paul. C'est d'obtenir, à travers le Christ mort et ressuscité, que la puissance de sa résurrection agisse en eux.

D’après Schweitzer, il n’est possible de connaître et de faire connaître Jésus qu’en le suivant réellement, en appliquant ses préceptes, et pas simplement en étudiant les Écritures ou en parlant de lui. La foi relève d’une confiance et d’un engagement concrets, et non pas d’un savoir – qu’il soit catéchétique ou universitaire. En s’adressant à ses auditeurs de Lambaréné, Schweitzer mesure l’inconsistance de la plupart des problèmes dogmatiques qui préoccupent tant la théologie occidentale. Seule compte à ses yeux « la libération du monde par l’esprit de Jésus » selon le Sermon sur la montagne.

Pour lui, le christianisme est « avant tout une religion morale » qui dénoue ce qui est lié, qui soulage et qui délivre, une religion pratique qu’il convient de prêcher simplement, sans se subordonner à des savoirs religieux hypothétiques et relatifs. Qu'on ne se méprenne pas cependant : il ne s'agit nullement là d'une sécularisation réductrice, mais bien plutôt d'une vision de foi hautement spirituelle. Car « l'esprit de Jésus est la force de vie qui prépare à l'existence telle qu'elle sera après la Résurrection », qui conduit les croyants à se comporter dans le monde « comme s'ils ne lui appartenaient déjà plus », comme s'ils appartenaient déjà par anticipation au monde où Dieu sera « Tout en Tout ».

6.4. Fidélité au Dieu de la Bible

L’importance accordée par Schweitzer à la notion de vie lui a parfois valu d'être accusé de panthéisme. Il lui a été reproché de diluer la divinité dans l’univers et de vider les notions chrétiennes de péché et de salut de leur contenu.

Mais si « tout christianisme vivant est panthéiste » selon Schweitzer, en ce sens que toute chose existante est comme enracinée dans l’être divin, le Dieu d’amour ne se révèle pas dans la nature qui ignore l’amour, mais seulement dans la « volonté d’amour » par laquelle il se manifeste en l’homme. Et à propos du péché, Schweitzer relève qu’il « n’en est guère question dans le Sermon sur la montagne, mais que c’est la nostalgie de la délivrance du péché, le désir de la pureté de cœur évoqué par Jésus dans les Béatitudes, qui font d’elles la plus grande exhortation au repentir jamais adressée à l’homme ».

6.5. Intérêt pour l’unitarisme

La sympathie de Schweitzer pour la confession unitarienne vers la fin de sa vie retient plus l'attention pour les questions qu'elle soulève que pour la réponse apportée. En professant que Dieu est unique et Un, cette confession nie le dogme de la Trinité qui affirme que le Dieu unique comprend trois personnes – le Père, le Fils, et le Saint-Esprit. Proche de celle du judaïsme (ainsi que du monothéisme strict ultérieurement repris par l’islam), la théologie des unitariens se réclame d’une large mouvance du christianisme antérieur au concile de Nicée tenu en 325 – premier concile œcuménique, où fut définie la doctrine trinitaire et où un dénommé Arius, prêtre à Alexandrie et principal tenant de la doctrine niant la divinité de Jésus, a été condamné.

Jésus représente pour les unitariens l'homme le plus parfait et le plus proche de Dieu qui ait existé sur terre, et à ce titre le fils privilégié de Dieu. Mais il est considéré comme ayant été de même nature que les autres hommes et non de nature divine conformément à l’affirmation du credo de Nicée. Le Saint-Esprit serait l’esprit divin qui habite tous ceux qui servent Dieu et l’humanité, mais ne constituerait pas une personne divine distincte.

La foi de Schweitzer concernant le rapport de Jésus à Dieu reprend, à tort ou à raison, certaines des croyances du christianisme des premiers siècles. Sans s’imposer, elle tente de répondre à des interrogations qui resurgissent à l'époque moderne. De fait, l’effondrement des grandes théories métaphysiques a entraîné la chute de pans entiers de la théologie classique, et le christianisme doit être profondément repensé dans son environnement contemporain, désacralisé et sécularisé, marqué par une critique radicale de la pensée.

Cette tâche de réinvention du christianisme ne saurait évidemment se faire à la hâte, mais faut-il regretter que la figure de Jésus demeure aujourd'hui comme hier une énigme pour les croyants ? Pourquoi donc vouloir déchiffrer à tout prix cette énigme moyennant des explications dogmatiques qui, telles quelles, ne sont plus guère crédibles aujourd'hui ?

7.1. Régression morale et spirituelle

Schweitzer observe que les formidables progrès technologiques et matériels de la modernité submergent l’intériorité de l’homme et sa capacité de recueillement, et qu’ils produisent une misère morale et spirituelle qui met l’humanité en péril. Il a le sentiment que celle-ci est en train de s'éloigner de la vie et de retomber dans une nouvelle forme de « barbarie ». La personne est submergée par le collectif, et la pensée personnelle est écrasée par la masse des connaissances disponibles et par les idéologies régnantes.

Après la raison éclairée du siècle des Lumières et le romantisme, un rationalisme tronqué s'est fait le champion d'une pensée qui se prétend réaliste alors même qu'elle méconnaît l'essentiel de la réalité, et qu'elle prive la pensée de sa capacité à sonder l'essentiel. Il en résulte une myopie qui ne perçoit que la superficie des choses, et un scepticisme dissolvant et destructeur. « À la génération qui a pensé pouvoir se passer d’idéaux moraux en progressant uniquement par le savoir et le pouvoir, la situation où elle se trouve aujourd’hui a donné la terrible preuve qu’elle s’est trompée. »

Passant en revue les grandes philosophies de l’humanité – de l’Inde à l’Occident et de l’Antiquité à nos jours –, Schweitzer oppose celles qui nient le monde et la vie, comme le brahmanisme et le bouddhisme, à celles qui les exaltent comme le mazdéisme, l'ancienne tradition chinoise, le judaïsme des prophètes et la pensée issue de la Renaissance, de la Réforme et des Lumières. Mais il s'est produit, selon lui, une rupture qui a entraîné la « décadence de la civilisation occidentale » en raison d'un « affaiblissement continu de la vie morale dans la conception moderne du monde ».

D'après Schweitzer, le déclin de la civilisation incombe surtout au XIXème siècle, et notamment à l’importance prise par les machines à cette époque. Il doute de « l’idée que l’humanité s’oriente irrésistiblement vers le progrès », et – constat aux conséquences très graves – la notion de bien héritée des philosophies du passé ne lui paraît plus capable de fonder la morale.

7.2. Pessimisme concernant le christianisme

Schweitzer se déclare également pessimiste au sujet de l’avenir du christianisme. Pour des raisons liées à la stérilisante vacuité du monde contemporain d'abord : « Seule une époque qui a puisé dans la pensée fondamentale est susceptible de reconnaître l'apport impérissable du christianisme ». Ensuite, parce qu'il reproche au christianisme historique de s’être coupé de la vie et de la pensée qui animent le monde en profondeur, et de s’être replié sur lui-même au point de se contenter de répéter les idées héritées sans se remettre en question. Finalement, les Églises s’adaptent à l’air du temps et se soumettent à l’évolution en cours en oubliant leur mission propre. Leur souci de renforcer leur organisation institutionnelle leur fait perdre en « puissance spirituelle » ce qu’elles gagnent en pouvoir social.

Ces dérives ne sont évidemment pas nouvelles. Schweitzer rappelle que l’histoire humaine regorge de crimes et de guerres depuis les origines, et que les Églises ont trop souvent pratiqué l’inverse de ce qu’elles prêchent, s’alliant aux puissants, se livrant à la torture, protégeant les marchands d’esclaves, et bénissant les armées tout en condamnant la guerre. Mais les considérables moyens dont s’est doté le monde moderne aggravent ces dérives. Le christianisme historique « n’est, selon Schweitzer, qu’une ébauche pleine de faiblesses et d’erreurs, non le christianisme total jailli de l’esprit de Jésus ».

7.3. Une volonté optimiste malgré tout

Mais Schweitzer se déclare cependant plein d’espérance, et même résolument optimiste en dépit des malheurs qui accablent les hommes : « J’ai confiance que l’esprit né de la vérité a plus de puissance que la force des circonstances », et « Parce que j’ai confiance en la puissance de la Vérité et de l’Esprit, je crois à l’avenir de l’humanité ». Inlassablement à la recherche de ce « christianisme total jailli de l’esprit de Jésus », il oppose un inébranlable acte de foi au sombre pronostic que lui inspirent les contraintes qui gouvernent le monde.

C’est en raison de cette espérance, dit-il, qu’il peut voir le monde et le christianisme tels qu’ils sont en réalité sans se décourager. Et même, c'est cette espérance qui le porte à vouloir les percevoir tels qu’ils sont de fait pour essayer d’en changer le cours. Il affirme qu’il « doit à la pensée d’être resté fidèle à la religion » : c’est la rigueur de ses critiques qui lui a permis d’identifier l’essentiel de la foi, et de se débarrasser de ce qui l’encombre jusqu’à la dénaturer et à lui enlever sa crédibilité. « L’homme qui pense est plus indépendant à l’égard de la vérité religieuse traditionnelle que celui qui ne pense pas, mais il ressent bien plus vivement ce qu’il y a de profond et d’impérissable en elle. » C’est l’exigence la plus radicale qui, en toute modestie, ouvre le cœur et l’esprit aux mystères de l’homme et de Dieu par delà la banalité superficielle du vécu immédiat et des catéchismes.

7.4. Un nouveau christianisme en gestation

Face à la régression morale et spirituelle, seule la pensée personnelle peut se ressourcer à la vie, dit Schweitzer, et retrouver une relation vraie avec l’univers, porteuse de signification et de force. « L’indépendance intérieure signifie que l’homme aura la force de triompher des difficultés pour devenir plus profond, plus recueilli, épuré, calme et paisible. » Elle s’acquiert en passant d’une relation simplement naturelle avec le monde à une relation spirituelle qui le met en lien avec la divinité.

Que le christianisme contemporain soit défaillant est infiniment regrettable pour Schweitzer, car l’humanité a plus que jamais besoin d’entendre et de suivre le message annoncé par Jésus pour instaurer des relations de paix et d’amour au sein de la création. Schweitzer estime que le principe du respect de la vie s’avère d’une portée cruciale à l’heure où l’humanité est en voie de s’autodétruire et de ruiner la planète. Il appelle donc les hommes de bonne volonté à s'opposer résolument aux forces qui écrasent les êtres les plus démunis sous le poids d'un système social et économique inique, et qui laissent libre cours à des pratiques de rapine qui détruisent l'environnement et les ressources des générations à venir.

Les valeurs fondamentales annoncées par Jésus sont universelles et éternelles, dit Schweitzer, mais il revient aux hommes de chaque époque de les incarner dans l'histoire. Ayant renoncé à l’attitude négative face à la vie qui marquait le christianisme primitif dans l’attente de la fin du monde, le christianisme des temps modernes porte la marque laissée par la Renaissance, la Réforme et le siècle des Lumières, souligne-t-il. Ce christianisme a imprégné les philosophies laïques issues de lui qui, après s’être détournées de la religion, ont pris la défense de la dignité et des droits de la personne humaine.

Un nouveau christianisme est peut-être en gestation, au delà des formes religieuses et politiques qui ont porté la foi chrétienne au cours des deux millénaires passés. La pensée et les engagements d'Albert Schweitzer semblent de nature à pouvoir inspirer celles et ceux qui, quelle que soit leur confession religieuse ou éloignés de toute appartenance confessionnelle, travaillent à cette tâche.

Jacqueline Kohler

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