Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue
Pauvreté évangélique et justice sociale

Centrée sur les rapports entre le spirituel et le social, cette réflexion répond à diverses observations formulées à propos du texte intitulé « Marchandisation du monde et ambiguïté des positions chrétiennes ».

« Heureux les pauvres... »

La nature est plutôt prodigue. Mais les calamités naturelles ou sociales n’étant pas rares et l’accaparement étant très ordinaire chez les hommes, la pauvreté est depuis toujours le lot d’une partie de l’humanité. Tandis que la richesse est communément considérée comme une bénédiction divine et un gage de vie, le dénuement apparaît comme une malédiction qui véhicule la stérilité et la mort. D’une manière générale, la Bible juive affirme que les riches reçoivent leurs biens de Dieu en récompense de leur moralité, ce qui leur vaut un statut social supérieur, et elle leur impose de subvenir avec miséricorde aux besoins des indigents. Cependant, sans faire de la pauvreté un idéal, de nombreux textes bibliques – notamment prophétiques et sapientiaux – relèvent que les malheureux peuvent découvrir dans leur situation matérielle et sociale un horizon spirituel éminemment prometteur. Dénués d’orgueil et n’étant encombrés par rien, les « pauvres de Yahweh » ont, selon les Écritures, une plus grande capacité que les nantis à s’ouvrir à la connaissance et aux inspirations de Dieu.

Jésus de Nazareth s’est inscrit dans la mouvance de ces « pauvres de Yahweh », préconisant de renoncer aux richesses terrestres pour ne rechercher que les valeurs du Royaume de Dieu – son mode de vie et un grand nombre de ses paraboles en font foi. « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux... ». Constitutive de la spiritualité de Jésus, cette attitude a de plus été déterminée par la croyance, très répandue à l’époque, en une fin du monde imminente. Si les œuvres de la terre sont condamnées à disparaître sous peu, ce n’est que peine perdue de se vouer à elles. Les condamnations de l’argent et des mauvais riches par Jésus ont été sans appel : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche... », et il a souligné de façon quasi dualiste que les affaires du monde ne sont pas à confondre avec celles de Dieu : « Rendez à César ce qui est à César... ». Le courant social de la tradition prophétique a cependant revêtu une grande importance pour Jésus qui a inauguré sa mission avec cette citation d’Isaïe : « Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres... ». Lorsqu’il déclare ; « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger... », il s’identifie aux plus démunis et va jusqu’à ériger le respect de la justice et la sollicitude due aux malheureux en ultime critère du Jugement dernier. Mais son éthique apparaît plus personnelle et religieuse que sociale et politique.

Le dédain des richesses et la relative indifférence du christianisme primitif à l’égard de la justice sociale répondaient à la radicalité des enseignements de Jésus. Amasser des biens ou se dépenser pour changer l’ordre de la société n’étaient, pour les premiers chrétiens, que vaines préoccupations humaines détournant le croyant du Royaume des cieux. N’est-ce pas Dieu lui-même qui, au dire de Jésus, pourvoit aux besoins de ses enfants et qui, l’heure venue, consolera les déshérités et rétablira définitivement la justice ? Mais, de même que le christianisme en est venu à réhabiliter le mariage et la procréation après avoir prôné l’abstinence dans l’attente de la Parousie, il s’est trouvé contraint de réévaluer ses positions face aux biens matériels et à la justice sociale à mesure qu’il s’éloignait des croyances apocalyptiques. L’essentiel du message de Jésus concernant la richesse et la puissance qu’elle procure a été maintenu à travers une exaltation de la vertu de pauvreté et l’exhortation à renoncer aux stratégies de domination, mais il a été complété au plan pratique par un engagement sans réserve en faveur de la dignité de la personne humaine créée à l’image de Dieu. « Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes... » proclamait l’apôtre Paul, en parlant des baptisés, face aux civilisations très inégalitaires de son temps. Il s’en est suivi une des révolutions sociales et politiques les plus décisives de l’histoire humaine.

Au crible de l’histoire

Par la suite, le souvenir de Jésus et l’histoire de l’Église n’ont pas arrêté de se diversifier. Composites dès le départ comme les traditions orales dont elles étaient issues, les Écritures ont fréquemment été sollicitées pour justifier des visées particulières, parfois fort éloignées des intentions profondes de l’évangile. Le retour triomphal du Messie ne s’étant pas produit, Jésus a été déclaré maître de sagesse par certains et fondateur de religion par d’autres, considéré tantôt comme rigoriste et tantôt comme laxiste en matière religieuse et morale, comme conservateur ou rebelle au plan politique, voire comme réactionnaire ou révolutionnaire – et récemment, il a été tour à tour promu icône des hippies et champion des forces du Bien terrassant les forces du Mal... En même temps que les textes ont été instrumentalisés à des fins dogmatiques, les arguments scripturaires ont servi à refaçonner Jésus selon les besoins. Mais si l’identité précise du personnage historique de Jésus est impossible à cerner, l’essentiel de son message est parfaitement accessible à travers la créativité inhérente au mouvement que son existence et sa parole ont engendré. Ce n’est plus l’origine événementielle ou l’hypothétique authenticité littérale des textes dits sacrés qui l’emporte dans cette optique, mais c’est la vérité pragmatique véhiculée par le message à la faveur de ses réalisations à travers l’histoire – « C’est à ses fruits que l’on reconnaît l’arbre... ».

Ce qui vaut pour Jésus vaut également pour l’Église. Qu’elle ait été telle ou telle à ses débuts, si tant est que la recherche peut l’établir avec précision, est secondaire et n’implique de soi ni obligations ni droits de succession. Elle s’est construite progressivement dans le cadre des possibles et des contingences de chaque lieu et de chaque époque, non dans l’absolu. L’unique critère d’identité qui importe vraiment, c’est l’inspiration qui l’a portée à faire rayonner l’évangile sous d’innombrables formes au fil les siècles. Judéo-chrétienne et pagano-chrétienne – apocalyptique, gnostique, juive, grecque, romaine et autre de mille manières en partie oubliées –, l’Église l’a été, mais aucune de ces formes anciennes ne peut fournir le modèle accompli de ce qu’elle a vocation à être désormais, ici et là. Les héritages culturels et théologiques des diverses Églises qui se concurrencent maintenant – la catholique romaine, les orthodoxes, les protestantes, les évangéliques et une multitude de sectes, toutes se réclamant du Christ et de l’Église primitive – sont les précieux témoignages de la riche histoire de l’incarnation de la foi, histoire à la fois relative dans son déroulement et cependant d’une portée irremplaçable et définitive au regard de cette foi. Mais aucun de ces héritages ne représente une forme parfaite et achevée du christianisme, qu’il suffirait de reproduire ou d’imiter. C’est seulement dans sa dynamique fondamentale et universelle, par delà ses manifestations singulières et néanmoins à travers elles, que le christianisme révèle ce qui l’anime, qu’il manifeste « le chemin, la vérité et la vie » selon l’évangile.

Que Jésus et les premières communautés chrétiennes se soient accommodés de la pauvreté de leurs contemporains sans trop s’intéresser aux problèmes sociaux n’autorise donc pas à recommander la même attitude pour aujourd’hui. L’esprit de pauvreté et le détachement du monde demeurent assurément une vertu majeure qui ouvre le Royaume des cieux à ceux qui la cultivent – intangible promesse des béatitudes. Mais elle ne s’acquiert et ne s’entretient pas dans la société postmoderne comme il y a deux millénaires, dans une société palestinienne proche de la nature et providentialiste, subsistant de peu et solidaire, faiblement politisée et attendant la fin des temps. De fait, la pauvreté constitue depuis toujours une caractéristique assez commune de la condition humaine que beaucoup de pauvres ont appris à assumer – et même à valoriser en l’intériorisant. Mais à présent, elle tend à se muer en un dénuement mortel au plan des valeurs comme de la survie matérielle. La détestable misère qui broie les quatre cinquièmes de l’humanité risque d’engloutir toutes les vertus là où la justice est bafouée. Non seulement l’actuel système marchand la produit et s’en sert pour se développer, mais il propage jusqu’aux confins de la planète les envies et les rivalités qui le meuvent, suscitant d’insupportables frustrations et la haine parmi les déshérités. L’injustice pervertit les cœurs et suscite terrorisme et guerre. La sauvegarde de l’humanité s’en trouve menacée et personne ne peut méconnaître les destructions en cours – au plan du patrimoine culturel et de l’environnement naturel pour commencer –, ou s’en laver les mains. La vertu de pauvreté prêchée par l’évangile ne peut donc pas se vivre à l’écart du monde et hors de l’histoire, mais requiert d’assumer les responsabilités inédites qui surviennent dans la conjoncture actuelle.

Détachement et engagement

La tâche propre de l’Église a toujours été et demeure d’annoncer l’évangile, de témoigner par ses pratiques de la sincérité de sa prédication, de rassembler ses fidèles pour partager l’espérance qui les unit, et de les accompagner dans leurs responsabilités profanes en respectant leur liberté. Outrepassant ses fonctions, elle a souvent été tentée de se substituer aux institutions politiques pour imposer, en arguant du règne de Dieu, un ordre social conforme à ses idéaux – ou, plus prosaïquement quelquefois, à ses ambitions institutionnelles sous le couvert de ses idéaux. Mais la vocation de l’Église n’est pas d’instaurer une théocratie, qu’elle soit directe ou camouflée, et ses incursions dans les arènes du pouvoir ont mené à maints désastres pour elle et pour la société. Pour les fidèles par contre, l’engagement dans les activités sociales et politiques constitue un impérieux devoir inhérent à leur foi : le service de la cité s’impose au nom du service d’autrui et de la solidarité humaine, quels qu’en soient les aléas et les risques. L’objectif n’est pas d’éradiquer la pauvreté en ramenant l’inconditionnelle exigence de justice au fantasme d’une impossible égalisation immédiate des niveaux de vie – le siècle passé a cruellement montré à quels crimes peut aboutir ce genre de délire. Tout en s’inspirant des valeurs évangéliques les plus hautes, le combat social et politique qui incombe aux chrétiens, aux côtés des autres hommes de bonne volonté, est à mener avec réalisme et humilité, au jour le jour et à ras de terre, résolument et avec fidélité en dépit des incertitudes et des déceptions, pour un respect absolu de tous les hommes.

La folle espérance des chrétiens, plus sage et plus féconde à leurs yeux que toute autre, les porte en principe à anticiper le Royaume des cieux dès cette terre en essayant d’incarner ses valeurs – sans pour autant sacrifier à une quelconque utopie plus ou moins eschatologique. Non pas en se berçant d’illusions pour échapper aux contraintes du réel, et moins encore en voulant prendre la place de Dieu pour imposer un modèle social prétendument divin. Mais en se fiant, de la façon la plus radicale et la plus résolue, à ce qui est humain en l’homme et dans l’humanité, à ce fond de l’homme marqué à jamais par le souffle créateur de Dieu. C’est en servant autrui et en essayant de reconnaître Dieu en lui, dans la banalité du quotidien, que l’homme inaugure ce Royaume. Aucune vertu ni aucune œuvre, aucun savoir ni aucun rite, aucune prière ni quelque expérience mystique que ce soit, ne donne accès au salut hors de ce service-là. Vaines sont les religions et les philosophies qui proposent d’autres voies vers Dieu ou la transcendance, en négligeant les luttes que nécessite le respect de la dignité humaine. Seule la bienveillance qui se soucie activement de la justice et de la paix entre les hommes, et qui s’attache à entretenir la terre au bénéfice de tous, témoigne de Dieu et conduit à lui. Le ciel advient sur terre chaque fois qu’un homme découvre en autrui un frère et le traite comme tel, avec une tendresse prompte au partage, et en défendant sans concession les droits des malheureux.

C’est dans la relation, au plus profond de l’être, que l’esprit de pauvreté et l’esprit de justice ont leur source. À l’opposé de l’obsession infantile d’une solitude toute-puissante, nourrie par l’égocentrisme des instincts premiers et l’orgueil d’une raison hégémonique, la relation est le lieu où s’enracinent et se développent la vie et sa vérité. C’est par elle que l’homme, qui ne peut naître et survivre que par et avec les autres, reçoit et transmet la Parole qui est à l’origine de l’humanité et ne cesse de la fonder. Relevant de l’être et ne se parachevant que dans l’amour, la relation est toujours attente et don réciproques, libre par rapport à tout avoir et à toute domination. Pour apprendre à recevoir, puis à donner et à se donner, l’homme doit se tenir simple et accueillant devant le mystère de l’altérité, ouvert à l’immensité qui le porte. En même temps que l’esprit de pauvreté et de justice invite à reconnaître l’impuissance humaine à maîtriser l’infini inscrit en l’homme, il donne à entrevoir cet infini et la trame qu’il tisse dans le quotidien, et il permet de participer à son travail d’enfantement. Loin de n’être qu’un loup pour son semblable, l’homme est foncièrement désireux de transmettre la vie et d’aimer, capable de contribuer ainsi à sauver Dieu en chacun et à sauver l’humanité. Refuser en soi et autour de soi le mensonge et la haine qui tuent, pardonner les offenses et renouer les liens brisés, porter secours aux êtres qui sont dans la détresse, et persévérer dans cette voie malgré les difficultés et les échecs, c’est faire œuvre divine. Mais réaliser de tels miracles n’est donné qu’à ceux qui, d’une façon ou d’une autre, croient que l’homme est habité – quel qu’il soit et quoi qu’il fasse – par une bonté et une vérité qui lui viennent d’ailleurs. N’est grand et libre que celui qui, ayant choisi la pauvreté et la justice, s’incline devant l’imprenable vérité humaine qui se blottit incognito dans l’amour en dépit du mal.

Là où la compétition généralisée pour l’argent et le pouvoir sont glorifiés, la sobriété et la pauvreté sont honnies, et l’esprit de pauvreté est tourné en dérision. Face à la brutalité dévastatrice du système dominant, il ne suffit pas que des êtres d’élite s’adonnent à titre privé à une ascèse de la pauvreté héritée d’idéologies révolues – comme y invitent parfois la vie religieuse ou certains courants philosophiques. Une autre attitude relative à la pauvreté est désormais nécessaire, personnelle et collective, spirituelle et résolument active. Certes, seules les valeurs spirituelles vécues par chacun peuvent donner à l’action sociale sa pleine mesure, mais personne ne peut se sauver seul ou sauver seul le monde. Au-delà d’une éthique individuelle repliée sur la perfection et les gratifications qu’elle est censée dispenser, l’esprit de pauvreté commande une proximité réelle avec ceux qui sont dans le malheur, une solidarité effective avec les déshérités indépendamment des mérites ou des torts que la société leur attribue, et un engagement social et politique pour obtenir justice en leur faveur. Si elle veut éviter de périr, l’humanité doit renoncer à l’extravagance d’une croissance illimitée qui finira par l’étouffer tout entière après avoir exclu les plus faibles, et se tourner vers un horizon nouveau sous le signe de la mesure et du partage. La pauvreté sans la vertu de pauvreté n’est que malheur, et la vertu de pauvreté sans le combat contre l’injustice subie par les pauvres n’est qu’illusion. La difficulté est de trouver l’étroit sentier de crête qui permet d’avancer en conciliant détachement du monde et engagement au service des hommes, attitudes qui peuvent sembler contradictoires et qui ont souvent été manipulées à des fins opposées, mais que l’amour parvient à unir.

Jean-Marie Kohler

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