Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue
Franchir le malheur

Il est écrit que le mal est venu dans le monde par Ève. Comme d’autres grands mythes, le récit de la Genèse est riche d’éclairantes intuitions quant au mystère du malheur des hommes, mais ce qui parle au cœur peut demeurer inexplicable pour la raison… Les doctrines élaborées par les théologiens à propos de la chute originelle et des desseins rédempteurs de Dieu ont passablement varié au cours des siècles, et la perplexité est aujourd’hui de mise à leur sujet. Par ailleurs, l’argument du respect divin pour le libre-arbitre humain laisse sceptiques ceux qui estiment que le Créateur ne pouvait pas ignorer la faiblesse de ses créatures et l’issue de la tentation, et qui récusent en conséquence la punition collective infligée pour la transgression. Pourtant, il semble bien qu’une insaisissable faute continue à traîner de génération en génération dans l’inconscient collectif de l’humanité, source d’angoisse et de violence.

De fait, la convoitise, les mensonges et les meurtres n’ont pas cessé depuis l’expulsion d’Adam et d’Ève du paradis, sans que les démons qui les ont inspirés – quand ce n’était pas Dieu lui-même – puissent être clairement identifiés. Caïn a tué Abel, Israël a exterminé Canaan, Judas a livré Jésus, et la Bible rapporte mille autres crimes. Les traditions de toutes les religions et de toutes les civilisations regorgent de semblables forfaits, et l’Occident a commis les pires horreurs de l’histoire en industrialisant la déshumanisation et les massacres au siècle dernier. Unanimement souhaitée, la paix est sans cesse chassée par une malédiction qui répand le ressentiment et la mort. Cette terrible puissance de destruction qui ronge l’humanité a interrogé les penseurs et les sages de tous les temps. Pourquoi tant de guerres entre les peuples et tant de haine entre les hommes ? Et pourquoi ce mal qui divise chaque être jusqu’au tréfonds de son propre cœur ?

La terre a-t-elle seulement commencé à plonger dans la souffrance et la violence après qu’Ève eut cueilli le fruit défendu ? Ou le ciel était-il auparavant déjà porteur de menaces et de malheur ? L’une et l’autre croyance sont attestées par les mythes et les religions, mais aucune science sacrée ou profane ne dira jamais ce qui s’est réellement passé à l’aube de la création. D’aucuns prétendent même qu’il ne s’est rien passé du tout et mettent hors de cause la divinité et nos premiers parents : le
divorce entre la terre et le ciel relèverait d’avant la naissance de l’humanité et de ses démons, et cette désunion échapperait irrémédiablement à notre entendement. D’ailleurs, le Créateur cher aux monothéismes ne s’est-il pas lui-même compromis avec la souffrance et le malheur en donnant corps et vie à la matière, en l’inscrivant dans la finitude de l’espace et du temps ? Et que dire du Dieu des chrétiens qui, à travers un certain Nazaréen, s’est mêlé aux hommes en s’identifiant aux plus éprouvés d’entre eux, en se mettant à leur merci jusqu’à se livrer aux forces de l’enfer sur un gibet ?

Quoi qu’il en soit, nous demeurons dans un univers qui, en même temps, ressemble à un champ de débris et met au monde le paradis. De la terre en grande souffrance et des coins de ciel partout, dans nos vies et alentour, lambeaux issus d’une inconnaissable déchirure originelle, inextricablement mêlés pour le meilleur et pour le pire. La tentation du néant et la plus audacieuse espérance cohabitent au sein de cet étrange amoncellement, de même que le poids des choses et notre souveraine liberté. L’insaisissable faute reste tapie là, mais l’homme blessé se sent cependant porté par la longue suite des générations qui, refusant de succomber, ont cru à l’offre d’une rédemption. Comme dans la vision des ossements desséchés du prophète Ézéchiel, nos plaines sont jonchées de cadavres, peuplées de fantômes exténués, sans chair et sans souffle, dans l’attente d’une parole dotée du pouvoir de les relever – ou n’attendant plus rien. Et cependant, capables de nous émerveiller du regard d’un enfant, d’un poème ou d’une mélodie, d’un scarabée comme de l’immensité de l’univers, et par-dessus tout capables d’aimer, nous participons à n’en pas douter d’un ordre divin.

Vouloir reconstituer le paradis perdu qui hante notre imaginaire est un rêve aussi infantile et vain que commun. Les voies qui permettent de franchir le malheur ne sont pas derrière l’homme, mais dans son présent et devant lui. Chargé de tout le passé de l’humanité et des promesses de son avenir, le monde brisé qui nous entoure parle à sa façon d’une terre et d’un ciel qui aspirent à s’unir et y parviennent parfois. Les contradictions qui le traversent sont elles-mêmes une invitation à collaborer à l’œuvre de libération et de création qui assurent en permanence sa survie. Par-delà les lamentations et les restaurations qui renvoient à une histoire à jamais close, la vie ne demande qu’à se risquer dans l’inédit pour renaître et se développer encore et toujours, en dépit de tout. Mais cela n’est possible qu’à la faveur d’une fidélité première gracieusement reçue et cultivée avec sollicitude, car les désirs ne sont que vent sans le souvenir de la parole qui éclaire et vivifie, sans l’acceptation du partage absolu qu’elle requiert, et sans la passion d’aimer.

Cette voie exige une recherche assidue et de rudes combats. D’abord, rejeter les faux dieux qui asservissent et dévorent l’homme, tels l’argent et le plaisir devenus des tyrans. Puis, avancer et refaçonner le monde coûte que coûte, seul et avec les autres, dans la lumière ou les ténèbres, pour que l’homme se libère des liens qui le retiennent prisonnier, et que soit exaucée la grande prière que disent ensemble, pour la rédemption de la création, l’humanité et son Dieu. Chemin se frayant à travers une multitude de croyances toujours singulières et relatives, mais qui donne accès à l’universalité de l’homme et de la divinité. Humble travail et de longue haleine, qu'il importe de reprendre et de continuer sans répit, en surmontant la lassitude et les échecs, en assumant sereinement la finitude qui ouvre sur l’infini. Croire très concrètement en l’homme et en Dieu, de façon absolue et jusqu’au bout, tout en acceptant les limites, les doutes et les nuits. C’est ce qu’a fait, d’après les chrétiens, ce Jésus de Nazareth dont il est dit qu’il a été relevé d’entre les morts pour avoir accompli Dieu en l’homme et l’homme en Dieu. Tel est le gage de la plénitude de vie promise par-delà les souffrances, saveur d’éternité dès à présent et pour toujours, suprême don que les croyants appellent résurrection.

N’étant pas à la portée de l’homme, le problème de l’origine du mal ne doit pas encombrer la conscience humaine. Par contre, il revient à chaque vivant de reconnaître et de combattre le malheur qui se tient en lui et dans le monde, quelles qu’en soient l’origine et la forme. Et ce sans jamais se condamner lui-même ou condamner autrui, sans vouloir éradiquer le mal en l’identifiant à une créature. Pour les humains, est mal ce qui contribue à reproduire les souffrances et le malheur ou à les laisser se reproduire, et c’est ce diabolique enchaînement-là que l’homme a vocation à rompre. Au plan personnel, lutte contre la tristesse morbide et l’attrait de la solitude qui tuent. Au plan social, refus de la démission face aux problèmes éthiques et religieux, écologiques, socio-économiques et politiques ; engagements résolus, quels que soient les risques encourus, pour dénouer les entraves qui étouffent la vie et pour essayer de rendre le monde plus heureux. Point n’est besoin pour cela de connaître l’inconnaissable ou de maîtriser ce qui nous échappe, car l’amour se passe de tout préalable. Il n’abolit pas les tourments, les blessures et la mort, mais permet de les franchir, et même le simple désir d’aimer peut accomplir des miracles. Seul l’amour compte et demeurera : protéger, soigner et transmettre la vie, faire œuvre d’immortalité en se vouant corps et âme à enfanter l’homme et Dieu en ce monde.

Jean-Marie Kohler

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