Traditions et perspectives théologiques
   
 
 
 


 
Points de vue

DE L’ISLAM À L’ISLAMISME
SELON LE RÉVÉREND PÈRE HENRI BOULAD
Projections aventureuses et désinformation

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Le Père Henri Boulad, né en 1931 à Alexandrie, est une personnalité éminente du catholicisme au Moyen-Orient – philosophe, mystique et pédagogue. Issu d’une vieille et riche famille chrétienne originaire de Damas qui s’est installée en Égypte (1), il appartient à la Compagnie de Jésus. Le souci de venir en aide aux plus démunis et de rapprocher le christianisme des musulmans l’a amené à assumer d’importantes responsabilités dans sa congrégation ainsi que dans diverses organisations caritatives et culturelles. Il a notamment été supérieur des jésuites à Alexandrie, vice-président de Caritas-International pour l’Afrique et le Moyen-Orient, et recteur académique du réputé Collège de la Sainte Famille au Caire (2). Très écouté à Rome où il a été reçu par le pape Jean-Paul II dès les années 80, il a audacieusement qualifié de « felix culpa », « heureuse faute », la contestable déclaration faite par Benoît XVI à Ratisbonne au sujet de l’islam. Ses convictions humanistes et ses relations lui ont valu, entre autres distinctions, la décoration d’Officier de la Légion d’honneur.

L’analyse proposée ci-dessous traite de l’interview intitulée « Le père Boulad, chrétien d’Égypte, nous met en garde ». Une réflexion à ce propos se justifie doublement. En raison de la portée immédiate de cette interview d’une part, et parce qu’elle est rediffusée avec délectation sur le Web par des milieux xénophobes et racistes d’autre part – sous le titre « C'est le discours le plus intelligent jamais entendu jusqu'à présent sur l'islam et ses conséquences futures !!!! ». Que l’ecclésiastique n’approuve pas la manipulation de ses déclarations ne fait pas de doute, mais il est de fait que l’interview s’y prête et, venant à servir des causes troubles qui alimentent la peur des étrangers et attisent la violence à leur encontre, elle appelle la critique. La sélection des images qui accompagnent l’interview, techniquement remarquable, corrobore les soupçons que peut inspirer le discours – mise en scène de la violence, de la soumission massive et de la tendance hégémonique de l’islam. Dans un contexte passionnel exacerbé par l’actuelle crise mondiale, les paroles alarmistes sont facilement couvertes par leur retentissement médiatique et social, et elles peuvent avoir des conséquences regrettables.

L’examen de cette interview et de ses retombées s’annonce délicat, car non seulement le terrain est piégé de tous les côtés à la fois, mais le témoignage de Henri Boulad, homme cultivé et sincère qui se bat vaillamment pour ses convictions, relève davantage d’une angoisse collective et de la passion de l’intéressé pour la civilisation chrétienne que du discernement et de la lucidité qu’il revendique. D’aucuns portent au crédit de l’ecclésiastique – preuve de son courage en même temps que de son allégeance au catholicisme romain – d’avoir estimé pertinentes, sinon habiles, les appréciations données par Benoît XVI sur les rapports entre islam et violence, entre foi islamique et raison, d’autres le lui reprochent. Quoi qu’il en soit, en inscrivant l’avenir dans une perspective manichéenne, en désignant l’islam comme la matrice du mal qui menace aujourd’hui la survie du christianisme et de l’Occident, et en appelant à lutter contre ce mal, il se met en douteuse compagnie et prend de lourdes responsabilités (3). Est-il encore dans son rôle d’homme d’Église quand il cautionne, loin de l’évangile, des vues et des visées politiques aussi hasardeuses ? Qu’il soit traumatisé par le sort injuste et tragique réservé aux minorités chrétiennes d’Orient se comprend aisément et le soutien qu’il leur apporte est louable, mais cela n’autorise pas une analyse biaisée des questions d’ensemble que soulève l’islam aujourd’hui.

Comme Henri Boulad l’affirme en connaissance de cause, l’islam connaît depuis une quarantaine d’années une redoutable dérive politico-religieuse qui débouche sur un fanatisme aveugle et criminel. D’abord artisanal et localisé, ce phénomène bénéficie à présent de financements considérables et s’étend de plus en plus à la faveur de la mondialisation, empruntant aux sociétés avancées les techniques de propagande et de destruction les plus sophistiquées. La vie et les productions humaines sont délibérément sacrifiées à une idéologie radicale qui, dans l’optique d’une conquête planifiée du monde par l’islam, exalte le martyre de ses adeptes et prône l’extermination de ses adversaires.

Perpétré par Al-Qaïda, l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center à Manhattan a constitué, aux plans matériel et symbolique, l’action la plus spectaculaire et la plus meurtrière de la mouvance islamiste. Mais, à en croire certains milieux, des menaces plus graves encore, d’ordre chimique et bactériologique, voire nucléaire, planeraient désormais sur l’humanité et le monde du fait de l’islamisme. Presque toutes les grandes nations sont peu ou prou affectées par les menées subversives à l’œuvre sous la bannière du radicalisme musulman, et les données géostratégiques régissant les relations entre les États s’en trouvent bouleversées. Aux adversaires classiques du passé se substitue un ennemi difficile à identifier et à combattre, car immergé dans les populations civiles aux quatre coins de la planète, et porté par de multiples réseaux au sein d’une nébuleuse mouvante et incontrôlable. La religion et le politique s’enchevêtrent et finissent, quand certaines conditions sont réunies, par s’allier pour le pire.

Il est à craindre, dit Henri Boulad, que la civilisation occidentale doive à terme s’incliner devant l’islamisation rampante et les menées de l’islamisme radical qui ne cessent de progresser, tout au moins dans les régions de l’ancienne chrétienté formant l’Europe. Certes, le terrorisme conçu et mis en pratique par les tenants de cette idéologie est quasi unanimement condamné et suscite des contre-mesures drastiques. Mais l’adversaire fait preuve d’une détermination farouche face aux convictions émoussées des démocraties occidentales. Henri Boulad juge celles-ci minées par un tiers-mondisme sentimental et niais, démobilisateur face aux dangers de la barbarie islamiste. L’expansion des musulmans hors de leurs zones d’implantation traditionnelles affaiblit les capacités de résistance de l’Occident et dissout sa spécificité culturelle, sans compter qu’elle peut servir de tremplin à l’islamisme radical. Personne ne sait comment arrêter ces processus et la démission tend à se généraliser : l’immigration se poursuit sans désemparer vraiment et chaque guerre entreprise en terre d’islam en appelle une autre.

Face à ces risques et se référant à l’évolution dramatique des minorités chrétiennes dans les pays arabo-musulmans, Henri Boulad estime devoir mettre l’Occident solennellement en garde contre le péril vert, et il l’exhorte avec véhémence à se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard. Le temps présent devrait s’instruire des leçons du passé : florissants au cours des premiers siècles, le christianisme et la civilisation qu’il a engendrée ont depuis longtemps été submergés par l’islam sur tout le pourtour méridional et oriental de la Méditerranée, les communautés résiduelles qui ont subsisté dans cette région se voient aujourd’hui poussées à l’exil, et l’Europe s’expose à subir un sort semblable au cours des prochaines décennies. Cependant Henri Boulad déclare avec force que non seulement il n’a aucune animosité à l’encontre de l’islam, mais encore qu’il veut rendre service à cette religion et à ses fidèles en appelant à combattre l’obscurantisme et la barbarie islamistes, et en plaidant pour un islam modéré et tolérant susceptible de contribuer au développement de l’homme et de l’humanité.

En évoquant dès le début de l’interview la haute figure d’Abdel Kader qui a sauvé sa famille persécutée par les musulmans en Syrie au XIXème siècle, puis en reconnaissant que l’islam peut produire le meilleur en même temps que le pire, Henri Boulad s’octroie une sorte de légitimité historique et une posture d’arbitre. Il loue le sens du sacré qui caractérise cette religion, et plus précisément la primauté absolue qu’elle reconnaît à Dieu et l’importance qu’elle accorde à la prière. En ce qui le concerne directement, il souligne les excellentes relations personnelles et sociales qu’il a toujours et partout entretenues avec son entourage musulman, l’estime qu’il a pour les populations arabo-musulmanes du Moyen-Orient, et son attachement à l’Égypte qui est sa terre natale et sa patrie. Il distingue clairement les personnes et les communautés islamiques de l’islamisme radical qu’il stigmatise, note que la grande majorité des musulmans rejette cette dérive avec la même résolution que lui, et que l’islam est la première victime de l’islamisme.

L’analyse de fond avancée par Henri Boulad à la suite des concessions généreusement faites à la piété et à la sociabilité des musulmans du commun apparaît cependant plus abrupte. C’est bien dans l’islam originel que l’islamisme puise, selon lui, la violence qui anime cette religion depuis sa fondation. Il rappelle que Mahomet lui-même a intimement lié religion et politique, subordonnant la seconde à la première dans une perspective de conquête illimitée. Dès lors que rien, selon le Prophète, ne doit échapper au contrôle de la religion au plan social, celle-ci devient forcément politique et totalitaire, et l’intolérance finit par être inhérente à l’organisation socioreligieuse. Ainsi, au mépris des droits élémentaires de la conscience humaine, il est interdit à tout musulman de se convertir à une autre religion, et les infidèles résidant en terre d’islam ne peuvent espérer au mieux qu’un statut inférieur quand leur refus de se convertir ne leur vaut pas la mort. Henri Boulad se plaît à relever que pas un seul pays musulman des cinquante cinq existant à l’heure actuelle ne respecte la liberté religieuse, et il laisse entendre que l’islam est fondamentalement incompatible avec une société plurielle et pluraliste (4).

Pour être moins intransigeant quand il passe des pays arabo-musulmans en Europe, l’islam ne perd pas pour autant, d’après l’interview, ses caractéristiques originelles de ce côté-ci de la Méditerranée. Henri Boulad souligne le maintien du statut inférieur de la femme au sein des communautés et des familles musulmanes expatriées, la faible attention accordée aux droits de l’homme en général, et les graves restrictions à la liberté de penser et de croire qui affectent ces milieux. Mais il insiste surtout sur les conséquences prévisibles de l’immigration, du croît naturel des immigrés et de la multiplication des conversions (5), phénomènes qui, renforcés par les avancées politiques que permet la participation des étrangers aux élections dans les démocraties, assurent une expansion démographique rapide des musulmans accueillis au nord du bassin méditerranéen, et mènent vers l’avènement probable d’une suprématie de l’islam à moyen terme. Somme toute, la mosquée reste ici comme là-bas rétrograde d’après lui, vivier du communautarisme et des revendications identitaires, et l’islam demeure par nature conquérant où qu’il soit.

À l’aune de l’histoire

Henri Boulad a raison de penser que le christianisme est effectivement né sous le signe d’un amour universel qui transcende toutes les appartenances sociales, toutes les religions – et l’on pourrait ajouter qu’il transcende jusqu’à la religion chrétienne elle-même dans chacune de ses versions historiques. Jésus a en effet prescrit de respecter et d’aimer autrui quel qu’il soit, avec une attention particulière pour les plus vulnérables, sans acception de race ou de religion, les exclus et les étrangers devant bénéficier de la même sollicitude que les proches. Il a condamné fermement et sans restriction le recours à la violence, acceptant de se livrer lui-même à la souffrance et à la mort pour témoigner que Dieu s’identifie aux victimes, et pour exorciser la haine des bourreaux. Imposer la conversion aux béatitudes par la force est tout simplement inconcevable, alors que la conversion à l’islam sous la menace des armes a été préconisée dans le Coran – pour accompagner les premières conquêtes tout au moins. Jésus et Mahomet se situent de ce point de vue aux antipodes.

Que Henri Boulard soit convaincu du sublime indépassable de la vie et de la prédication de Jésus est absolument légitime. Il rejoint en cela les convictions les meilleures des croyants qui se réclament depuis deux mille ans de la spiritualité et de l’éthique du prophète de Nazareth, et nombre de fidèles d’autres religions ainsi que bien des incroyants partagent plus ou moins ces convictions. Mais cela permet-il d’oublier que le Christ n’appartient à personne, pas même au christianisme historique qu’il dépasse, et qu’aucune religion n’a le monopole des valeurs christiques ? N’est-il pas évident que l’histoire du christianisme ne correspond que très imparfaitement aux vertus qu’il affiche, la religion chrétienne et la civilisation qu’elle a produite les ayant souvent bafouées ? Comment peut-on parler du totalitarisme de l'islam en négligeant ce qu'a été, durant des siècles et jusqu'à récemment, le totalitarisme chrétien aux plans religieux et politique ? Enfin, peut-on ignorer les poussées de fondamentalisme et d’intégrisme partout à l'œuvre dans le christianisme actuel, de l'Amérique protestante de George Bush au Vatican de Benoît XVI ? L’acceptation pleine et entière du principe de la liberté religieuse par l’Église catholique ne date que du concile Vatican II, et elle demeure jusqu’à présent contestée par les traditionalistes...

Dès que la possibilité de recourir au pouvoir temporel s’est offerte à l’Église, au début au IVème avec l’empereur Constantin, elle en a usé et abusé sans états d’âme, cherchant à imposer ses vues et ses intérêts par des moyens souvent condamnables. En sacrant les rois et les empereurs au nom de son Dieu, elle s’est attribué la haute main dans les affaires politiques sous couvert d’instaurer le règne de ce Dieu sur la terre. Les divergences religieuses ont été éradiquées sans ménagement pour affermir les pouvoirs religieux et politiques dominants, par la condamnation à l’exil des premiers schismatiques et hérétiques, et par les bûchers de l’Inquisition et les guerres de religion ultérieurement. Tout au long de son histoire, la hiérarchie de l’Église a presque continûment été l’alliée objective des forces conservatrices qui ont opprimé et spolié les humbles, au sein de la chrétienté et hors d’elle. Personne ne peut contester que les croisades et la traite des noirs, ainsi que d’innombrables expéditions coloniales visant la domination politique, l’exploitation économique et l’expansion religieuse ont été menées avec l’appui de l’Église, quelquefois à son instigation, et qu’elles ont assez couramment égalé en horreur la barbarie qui est reprochée à d’autres.

Tout cela appartient à un passé qu’il est malsain et inutile de rappeler, objectera peut-être Henri Boulad qui préfère privilégier les aspects glorieux de l’histoire de la chrétienté. Mais, outre le fait que la Bible est loin d'être exempte d'incitations à la violence, peut-on comparer le christianisme à l’islam en ne retenant du premier que les principes fondateurs et les actions vertueuses pour mieux en occulter les trahisons et les crimes, et en minimisant la vocation et l’action humanisantes du second pour mieux en stigmatiser les dérives ? Et peut-on honnêtement croire et faire croire que le christianisme contemporain s’est débarrassé de ses démons anciens, qu’il correspond désormais à l’image idéalisée à laquelle s’identifie si volontiers l’Église ? Il serait facile et cruel de démontrer qu’il n’en est rien. Que de guerres criminelles n’a-t-on pas justifié par la hantise du péril communiste qui a précédé celle de l’islamisme (6) ! Du soutien apporté aux dictatures latino-américaines sous Jean-Paul II à la politique doctrinale et disciplinaire du pape actuel, la continuité des mesures réactionnaires s’avère manifeste et les déclarations solennelles même les plus justes ne compensent pas une multitude de complicités et d’initiatives coupables. Sans se livrer à de macabres décomptes, on peut estimer que les victimes innocentes des guerres menées récemment par l’Occident sous le signe d’une nouvelle croisade ont été infiniment plus nombreuses que celles imputables au terrorisme islamiste – et ce n’est pas fini.

Il se dit aussi que l’islam est définitivement disqualifié par rapport au christianisme en raison du retard des populations arabo-musulmanes au plan scientifique, technologique, économique, social et culturel. À ceux qui arguent d’une incapacité congénitale de l’islam à se projeter dans des perspectives de développement, il y a lieu de rappeler que cette religion s’est longtemps illustrée par une civilisation riche et raffinée qui n’avait pas grand-chose à envier au haut Moyen-Âge chrétien (7). Les mathématiciens, les astronomes, les médecins, les poètes, les penseurs musulmans, philosophes et théologiens, ont été des plus brillants durant des siècles, sans compter les architectes, les artisans, les navigateurs, les commerçants, etc. Que la civilisation moderne soit plutôt issue de l’héritage chrétien est indéniable. Il faut cependant noter que les progrès, au double plan des connaissances et de leurs applications pratiques, ont d’ordinaire été combattues par l’Église avant d’être acceptées par elle nolens volens, puis bénies et récupérées (8). À cela s’ajoute que ce progrès illimité dont l’Occident s’enorgueillit si bruyamment s’avère plein de dangers. Que vaut une fuite en avant qui, se transformant en course folle, mène à la ruine ? Qui osera prétendre que la marchandisation généralisée qui est le moteur actuel du progrès peut contribuer à humaniser le monde (9) ?

Préjugés et manipulation

L’islam n’est pas cette religion monolithique et immuable qu’un déterminisme interne pousserait mécaniquement à une confrontation violente avec la civilisation occidentale. La conflagration dont le diaporama donne en images un avant-goût terrifiant n’est nullement fatale. Henri Boulad serait-il frappé d’amnésie pour ce qui est de l’évolution de sa propre religion, et d’aveuglement pour ce qui est de celle de l’islam ? Pas plus que la Bible ou le Coran, les religions qui en sont issues ne sont tombées du ciel, définitivement déterminées. Elles se sont construites progressivement et continuent de se chercher en s’inscrivant dans le cours sinueux et souvent contradictoire de l’histoire, et elles sont de ce fait diverses et susceptibles d’évoluer comme toutes les réalités humaines (10). Les prédicateurs incultes qui prétendent que tout a été dit une fois pour toutes dans le Coran sont effectivement dangereux, mais l’interview omet de mentionner ces autres prédicateurs qui, bien que parés de pseudo-formations universitaires, prétendent avec une semblable assurance que tout a été dit dans la Bible, lors des conciles ou dans les encycliques. Quels qu’ils soient, tous les fondamentalismes sont à récuser pareillement. Et, d’un bord à l’autre, ceux qui détournent les religions à des fins politiques sont des imposteurs.

Loin d’être une perspective illusoire, l’émergence d’un islam ouvert représente donc, en dépit des difficultés et des aléas de son inculturation dans la modernité, une réelle promesse d’avenir. On peut certes regretter qu’elle ne s’affirme pas avec plus d’audace et ne progresse pas de façon plus rapide. Mais n’en va-t-il pas de même pour tous les mouvements affrontés à une puissante résistance des forces traditionnelles – y compris dans le christianisme ? Plutôt que de charger l’islam, il faut déplorer la lourde suspicion qui pèse a priori et de façon générale sur cette religion au point de freiner son adaptation aux exigences contemporaines. De fait, l’islam traditionnel est aujourd’hui interrogé par des penseurs novateurs qui n’hésitent pas à recourir à l’herméneutique moderne, et les musulmans vivant dans les pays occidentaux connaissent massivement une évolution profonde de leurs comportements et de leurs valeurs. Il est vrai que les habitudes rétrogrades dénoncées par Henri Boulad subsistent, aussi inacceptables que voyantes, et souvent provocatrices. Mais l’ecclésiastique devrait noter qu’elles sont marginales par rapport aux changements en cours aux plans des structures matrimoniales, de la sexualité et de la natalité, de l’émancipation de la femme, du travail et de la prévoyance, de l’éducation, des habitudes alimentaires, de la gestion de la santé, des loisirs, etc. (11) Une évolution trop rapide à ces niveaux constitue même l’une des causes des crispations intervenant au plan religieux – le christianisme et le judaïsme connaissent le même phénomène. La tradition peut apparaître comme une protection face au nihilisme ambiant (12).

Il serait assurément naïf de vouloir ignorer, au nom des bons sentiments, les sérieux dangers signalés par Henri Boulad à propos de l’islamisme, mais ce constat ne dispense pas de dénoncer les non-dits et les raccourcis partiaux de l’interview, ni la grossière manipulation à laquelle elle se prête dans certains milieux. Le surtitre retenu à des fins de propagande xénophobe, à l’insu de Henri Boulad selon toute vraisemblance, met en évidence les objectifs sournoisement poursuivis : « C'est le discours le plus intelligent jamais entendu jusqu'à présent sur l'islam et ses conséquences futures !!!! », en rouge, avec quatre points d'exclamation ! Il annonce, non sans prétention, un développement sur la religion islamique en général alors que l’islamisme qui fait l’objet de l’interview n’est même pas mentionné, comme si cette dérive découlait naturellement de la religion musulmane. À bon entendeur salut ! le vrai connaisseur de l’islam sait quelles conséquences désastreuses engendre forcément cette religion et il se doit d’en avertir le monde ! Pour le reste, qui pourrait douter de la pertinence du pronostic avancé par le spécialiste interrogé ? Il faudrait être jésuite, d'origine orientale et domicilié en terre d’islam depuis près d’un siècle – triple caution habilement mise en avant dans le diaporama – pour rejeter l’amalgame entre islam et islamisme que ce titre dissimule, et pour oser une analyse différente (13).

De nombreux diaporamas diffusés sur le Net par les milieux réactionnaires présentent, sur les sujets les plus variés, des contours semblables à celui de l’interview de Henri Boulad et reposent sur les mêmes dessous – cf. sur ce site le diaporama analysé sous le titre « Est-ce la faute à l'ENA ? » Exploitant les angoisses et le ressentiment particulièrement vifs en raison de la crise mondiale en cours, des observations justes mais partielles et partiales doivent étayer une lecture conservatrice de la situation actuelle, et amorcer ou affermir dans la foulée les options politiques qu’elle appelle moyennant le sacrifice de quelques boucs émissaires. Pour sauver l’ordre établi et les intérêts dominants en occultant les véritables enjeux de la situation, pour détourner l’agressivité collective vers des cibles permettant d’éviter les urgentes mises en cause internes, il faut désigner des coupables extérieurs et les livrer à la vindicte publique. Dans le cas présent, l’expérience de terrain et l’honorabilité de Henri Boulad servent à masquer la xénophobie et le racisme de ceux qui cherchent délibérément à créer la confusion entre islam et islamisme en vue d’accroître la peur, d’instaurer la haine, et de provoquer le rejet des Arabes et assimilés en même temps que de l’islam.

Religion et politique

Les conflits entre les hommes ont d’ordinaire des causes multiples et, pour en comprendre les mécanismes, il faut les saisir dans leur complexité. L’islamisme ne renvoie pas seulement à l’islam, à ses doctrines et à son histoire. Les formes actuelles du fondamentalisme – qu’il soit islamiste, chrétien ou juif – ne se réduisent pas à de simples retombées d’un passé révolu, commandées par des constantes culturelles atemporelles, mais elles constituent un phénomène inédit qui relève largement de la conjoncture sociopolitique et économique. Les constantes culturelles sont certes agissantes au sein de tous les fondamentalismes, mais ce n’est pas la religion en tant que telle qui produit les dérives. Même si elle leur sert de cadre et leur fournit leurs références idéologiques, le saut dans l’extrémisme dépend d’autres facteurs parmi lesquels la peur n’est pas le moindre, une peur qui produit partout la diabolisation de l’autre et le désir de le détruire. Peur de devoir partager des avantages acquis ou de se trouver exclu, de voir dépérir la religion et la civilisation chrétiennes dans les sociétés modernes, de voir disparaître les communautés chrétiennes ou l’entité politique du peuple juif et l’État d’Israël sous la poussée arabe, d'avoir à subir indéfiniment la domination de l’Occident en terre d’islam, ou encore angoisse causée par le mépris et le rejet subis dans les banlieues. La peur des autres, semblablement pernicieuse dans chaque cas, mais qui conduit à des réactions différentes selon les moyens très inégaux qu’offre la position tenue par chaque catégorie concernée dans le système en place.

Parmi les constantes culturelles communes aux trois monothéismes se référant à Abraham, l’idée d’élection et d’alliance fournit un matériel conceptuel majeur, mais qui se révèle plein de dangers dès lors que chaque alliance particulière se veut exclusive, niant la possibilité d’autres alliances ou d’une alliance au bénéfice de tous les hommes. De même qu'une acception étroite de la notion de peuple élu justifie aux yeux de beaucoup de juifs la mainmise sur la Palestine au nom de leur Dieu, et l'éviction ou la domination des Palestiniens, et de même que le catholicisme romain se prétend la seule religion vraie appelée à se substituer aux autres (14), l’islam serait l’unique vérité et voie de salut grâce au Coran dicté au Prophète par l’archange Gabriel. Mais, relevant d’un Dieu considéré par tous comme miséricordieux, la spiritualité qui inspire en leur fond ces trois religions ne révèle-t-elle pas que c’est en fin de compte pour l’humanité entière que Dieu fait alliance avec les hommes ? Pour le salut de tous selon des modalités différentes en fonction des cultures de chaque lieu et de chaque époque ? Il ne peut s’agir que d’alliances complémentaires dans l’immédiat et convergentes à terme, et non d’alliances partisanes devant se solder par la perte ou la damnation d’une quelconque part de l’humanité. Et c’est là que l’alliance devient d’une divine et terrible exigence en obligeant à voir les autres comme des frères et non comme des ennemis à soumettre ou à abattre – qu’il s’agisse de frères égarés ou de frères rivaux.

L’Occident a longtemps méprisé l’Extrême-Orient qui a été colonisé avec brutalité comme le reste du monde, mais le Japon, la Chine et l’Inde représentent à présent de sérieux concurrents potentiels. Leur masse démographique, leurs capacités scientifiques et technologiques, leurs possibilités économiques et financières, leur potentiel militaire permettent de prévoir que ces pays deviendront à terme les principaux adversaires de l’hégémonie occidentale si elle s’obstine à vouloir se maintenir. Et il est vraisemblable que les facteurs culturels et religieux interviendront également dans les confrontations à venir, y compris sous les couleurs de l’islamisme ici ou là. Pourtant, c’est autour du monde arabo-musulman que se cristallisent principalement les tensions et les conflits pour le moment, et c’est l’islam qui est mis en accusation derrière l’islamisme. La poussée migratoire vers l’Europe n’est certes pas un problème négligeable, mais l’antagonisme ne provient-il pas d’abord, hors de toutes considérations religieuses ou migratoires, des positions géostratégiques du Moyen-Orient par rapport aux approvisionnements de l’Occident en énergies fossiles, et des implications financières et militaires qui en découlent ?

Qu’elles soient misérables ou regorgent de pétrodollars, les nations arabes demeurent largement soumises à un système qui privilégie les intérêts occidentaux et maintient les populations concernées dans la soumission. Or la menace islamiste se propage comme le feu dans les populations qui se sentent opprimées et exploitées, tenues à l’écart du développement scientifique, technologique et industriel qui sont les vecteurs de la modernité et de l’universalisme. La marée islamique que l’Occident craint tant est avant tout celle des pauvres qui menacent les frontières fermées des pays riches. Aux portes d’Israël, la Palestine est emblématique de ce point de vue : sous le prétexte des agissements désespérés et condamnables de quelques-uns et au mépris des exigences éthiques les plus élémentaires, les victimes de l’injustice sont massivement diabolisées et haïes à la mesure des fautes commises à leur égard, et le peuple est collectivement puni de ne pas se soumettre à ses oppresseurs. Mais que peut-on espérer d’un peuple méprisé et spolié, traqué et mille fois trompé, toujours soupçonné du pire ? S’il est vrai que le mal multiplie le mal et que chaque once de haine engendre de la haine à l’infini, comment les populations arabo-musulmanes pourraient-elles aujourd’hui se féliciter de leurs relations avec l’Occident, comment pourraient-elles simplement les supporter ?

D’éloquents silences

Henri Boulad ne fait pas la moindre allusion, dans l’interview, aux malheurs et à la terreur que fait régner à travers le monde l’hégémonie aveugle et criminelle du système sociopolitique et capitaliste régnant, à la faveur d'une économie de rapine généralisée et de guerres sans merci – au Moyen-Orient et en Afrique entre autres. Mais est-il possible de comprendre l’islamisme en passant sous silence la politique menée par l’Occident pour protéger ses intérêts liés au pétrole, à la production et au commerce des armes, au contrôle des échanges mondiaux ? Quels ont été les véritables enjeux des guerres intervenues en Palestine, en Irak (15) ou en Afghanistan, et quels sont ceux des tensions actuelles avec l’Iran ? Peut-on traiter de l’islamisme en ignorant l’appui quasi inconditionnel apporté depuis un demi-siècle par la première puissance mondiale aux visées sionistes qui vicient la politique de l’État d’Israël ? Et peut-on comprendre la progression de l’islamisme dans les banlieues des pays occidentaux sans prendre en compte l’humiliation qu’y vivent les jeunes générations arabo-musulmanes dans le sillage de celle déjà infligée à leurs parents (16)? N’est-il pas symptomatique que nombre de conversions à l’islamisme interviennent en prison – rejet de la société qui rejette, vengeance et illusoire planche de salut dans des situations sans espoir ?

Au premier chef, c’est l’avidité et la violence multiforme de l’Occident, et non le Coran ou un prétendu penchant extrémiste inhérent à l’islam, qui alimentent la haine de la civilisation occidentale et le succès des islamistes dans le monde musulman. La barbarie dont sont accusés les islamistes n’est pas leur exclusivité, et personne ne devrait s’étonner de les voir se servir des techniques modernes de propagande et de destruction : ils ne font que retourner contre leurs adversaires les armes utilisées sans retenue contre eux et les leurs. Comprendre cela ne signifie nullement le justifier. Au reste, il convient de rappeler ici très clairement que c’est l’Occident qui, pour défendre ses intérêts et l’idéologie qui les couvre, a formé, financé et utilisé bon nombre de ces terroristes islamistes en Afghanistan et ailleurs, sans le moindre souci de la moralité, en considérant que la fin justifie les moyens quand c’est à son profit (17). Le terrorisme d’État est moins visible et apparemment plus propre que le terrorisme des miséreux, mais il n’est pas pour autant moins meurtrier et plus juste. Dieu sait de combien de cadavres, parfois torturés et mutilés, regorgent les placards des démocraties occidentales qui se prétendent irréprochables et prodiguent au monde entier des leçons de droits de l’homme ! C’est toute forme de terrorisme qui doit être dénoncée et combattue.

Il faut reconnaître que Henri Boulad ne manque pas de courage en condamnant l’islamisme là où il vit. Mais, dans le camp qui est le sien, il ne déroge pas aux bienséances en prenant le parti de défendre l’Occident comme il le fait. L’attitude aujourd’hui « politiquement correcte », pour reprendre ses termes, consiste à passer sous silence les véritables causes des antagonismes plutôt que d’en débattre en vue de trouver de justes solutions, à fermer les frontières quand ce n’est pas à ériger des murs entre les peuples, et non à se montrer accueillant aux autres, à leurs idées et à leurs productions. Replié sur ses intérêts et vindicatif, l’Occident n’est nullement la victime naïve d’un sentimentalisme religieux ou socialiste dépassé, mais c’est avec cynisme et en toute bonne conscience qu’il se laisse emporter vers l’inhumain en foulant aux pieds les exigences chrétiennes. Le communautarisme et les revendications identitaires des autres sont d’autant plus violemment dénoncés que cela permet de relativiser ou de nier, voire de justifier, l’âpreté des réflexes communautaristes et identitaires qui raidissent l’Occident pour protéger ses acquis économiques et politiques aux dépens de l’immense majorité des autres peuples de la planète. Une défense acharnée des rentes de situation se substitue, sous couvert de l’idéologie de la rétribution des mérites et de la liberté d’entreprendre, à la solidarité et au partage prêchés par le christianisme.

Si le christianisme dépérit dans les pays de la chrétienté, si les démocraties occidentales vacillent, ce n’est évidemment pas à cause de la supposée nature irrémédiablement conquérante de l’islam, ni même à cause des délires et de la fureur de l’islamisme qui pratique systématiquement la politique du pire. C’est avant tout pour deux raisons strictement internes à l’Occident lui-même, en rapport avec un processus compulsif et insatiable d’accaparement, de jouissance, et de domination, et avec la violence qui en découle. C’est en effet de l’intérieur que cette civilisation implose en cessant de croire à ses propres valeurs, de plus en plus laminées par une boulimie de consommation qui ne respecte ni l’homme ni la nature. Et c’est, en second lieu, parce que l’Occident alimente lui-même la spirale de la violence islamiste en voulant ignorer les effets pervers résultant de la répression aveugle et sauvage qu’il met en œuvre, en contradiction flagrante avec les valeurs qu’il proclame. L’iniquité est telle dans le monde et dans les banlieues où croupissent les musulmans en Occident que la violence est inéluctable, celle des laissés-pour-compte qui désespèrent et celle des nantis crispés sur leurs privilèges, chacune renforçant l’autre dans un cycle infernal. C’est l’ensemble des rapports sociaux qui est en cause, et non la religion en tant que telle.

Il est certain que l’humanité doit beaucoup à la civilisation occidentale issue du christianisme, aux riches apports qu’elle a été capable d’assimiler et de faire fructifier en deux mille ans d’échanges, aux prodigieux progrès scientifiques et technologiques réalisés en son sein, aux chances de compréhension mutuelle et d’unification liés à ces progrès. Mais cette civilisation est aujourd’hui acculée à une épreuve de vérité cruciale. Ou bien elle se veut effectivement porteuse des valeurs qu’elle prône et choisit d’en témoigner dans ses pratiques au bénéfice de l’humanité entière, ou bien elle les bafoue en prétendant les défendre à son seul profit par des moyens qui les anéantissent, et elle doit alors accepter sa propre perte. S’enfermer dans un cercle vicieux condamne à périr des effets pervers qui lui sont inhérents. L’ultime critère de la civilisation est, de tout temps et en tout lieu, la capacité des hommes à vivre ensemble dans la justice et la paix, en se respectant les uns les autres et en respectant la terre qui les porte et les nourrit. Hors de là, il n’y a que délires, impostures et meurtres (18). Que vaudront, en fin de compte, les monuments et autres réalisations grandioses au regard des larmes du moindre enfant et de la multiple faim des humbles ? L’évangile ne répond pas à cette question de la même façon que les grands et les puissants.

Identifiant civilisation occidentale et civilisation chrétienne, Henri Boulad exhorte l’Occident à se battre pour préserver ses valeurs qui ont été conquises de haute lutte. Mais cela soulève d’emblée au moins trois questions : contre qui, comment et avec qui ? Est-il raisonnable et juste de vouloir défendre à n’importe quel prix, contre et envers la majeure partie de l’humanité et au risque d’une irrémédiable destruction de la planète, une civilisation obsédée par ses seuls intérêts et prête à toutes les guerres pour du pétrole ou d’autres biens dont l’usage abusif réservé aux nantis signe la fin de tous ? Est-il justifiable d’utiliser des méthodes de répression que l’on condamne par ailleurs, et d’aller jusqu’à s’allier à des forces notoirement terroristes pour combattre tel ou tel adversaire, fût-il terroriste ? Et pourquoi le radicalisme islamique n’inspire-t-il pas la même horreur lorsqu’il s’accompagne de pétrodollars placés de façon profitable pour l’Occident, et lorsqu’il conteste ces placements (19) ? Les techniques de destruction sont telles à l’heure actuelle entre les mains des puissants que la plus grande prudence et la retenue s’imposent quelles que soient les provocations, et ce particulièrement quand les riches s’en prennent aux pauvres (20).

L’expérience des derniers conflits enseigne qu’il y a des guerres qui sont par nature immorales et perdues d’avance. Ce sont celles, souvent de type révolutionnaire, où les populations civiles du camp adverse sont plus ou moins partie prenante en raison de leurs propres intérêts moraux et matériels – ne serait-ce que le sentiment d’une appartenance nationale face à des forces étrangères –, et se trouvent de ce fait prises en otage. À la pointe de la stratégie militaire des puissances dominantes, la doctrine dite des « pertes zéro » désormais appliquée dans ce contexte vise à infliger un maximum de pertes à l’adversaire en prenant le moins de risques possible, et ce en utilisant les moyens de destruction les plus performants et en minimisant l’importance des « pertes collatérales » infligées aux populations civiles. Il est admis, dans cette optique, que les guerres menées pour imposer le respect des droits de l’homme et la démocratie exonèrent ceux qui les entreprennent de l’obligation de respecter ces mêmes droits, dénient aux tribunaux ordinaires la compétence de juger ceux qui les violent, et justifient des pratiques d’enlèvement, d’interrogatoire et d’enfermement gravement condamnables. De telles options ne sauraient se justifier.

L’homme comme ultime enjeu

On peut, à juste titre, penser avec Henri Boulad que l’islam a été originellement moins doué que le christianisme naissant pour s’ouvrir aux valeurs culturelles étrangères, mais il faut bien se garder d’en tirer des conclusions hâtives pour la suite. La religion qui se réclame d’un Christ universel, qui a eu l’audace et le génie de transmettre au monde entier l’héritage du prophétisme juif tel qu’il s’est accompli en Jésus, a-t-elle été capable de s’inscrire profondément dans d’autres cultures que celles issues de Jérusalem, d’Athènes et de Rome ? Loin des déclarations de principe, la plus grande modestie s’impose ici. Force est en effet d’admettre que les remarquables civilisations de l’Extrême-Orient lui sont restées totalement étrangères, que d’autres cultures humainement riches ont été anéanties par ses missionnaires sans le moindre respect, et que le christianisme se trouve à présent plutôt désemparé face aux développements récents de la modernité et de la post-modernité – l’islam n’est pas seul dans ce cas. L’avenir du christianisme ne s’est pas joué une fois pour toutes dans le passé comme on le croit d’ordinaire, et rien n’est acquis définitivement. Pour survivre, il lui faudra – comme cela s’impose à l’islam – se repenser et se transformer selon des perspectives nouvelles, moyennant de sérieux renoncements et des ententes inédites.

Mais la dichotomie sous-jacente à l’interview de Henri Boulad relève d’une chosification des religions qui méconnaît la portée novatrice du pluralisme religieux dans le monde postchrétien. Inévitablement dépendantes de l’histoire, les voies proposées par les religions apparaissent maintenant relatives et il ne saurait en être autrement – pour le christianisme comme pour les autres. Ce qui importe dès lors plus que le développement de chaque religion particulière, c’est le cheminement par la multiplicité des voies existantes vers l’humanité dans sa dimension plénière – vers le Corps du Christ selon l’optique chrétienne. Dans un registre certes tout autre, l’ultime question concernant le sort de l’humanité n’est pas radicalement différente pour les musulmans, et il est raisonnable d’espérer que leur religion en prendra conscience à son tour. Mais Henri Boulad attendra en vain que les modérés et les radicaux s’expliquent et s’entendent devant les grandes télévisions comme il le leur demande, car l’avenir ne sortira pas plus de la bouche des oulémas que de celle des papes. L’avenir dépendra des hommes de bonne volonté qui, dépassant les oppositions religieuses, choisiront de travailler de concert pour humaniser le monde, qui lutteront ensemble contre ce qui avilit et détruit l’homme, contre les crimes que commettent les uns et les autres pour des intérêts particuliers dissimulés sous des croyances.

La question cruciale qui se pose désormais est la même pour tous : la mondialisation mène-t-elle vers l’universel et le rassemblement, ou vers des oppositions sans issue qui embraseront la planète ? Vers l’humanisation de celle-ci ou vers son anéantissement ? Les hommes vont-ils enfin reconnaître qu’ils appartiennent à une même famille humaine, chercher à coexister dans la justice et la paix en partageant le patrimoine qu’ils ont en commun, ou vont-ils continuer à s’entredéchirer et à détruire leur maison commune ? Les religions comptent en principe parmi les forces sociales les mieux placées pour donner au développement contemporain sa dimension humaine, pour faire advenir une situation nouvelle dans l’histoire de l’humanité. Mais tant par leur passé et que par les complicités qu’elles entretiennent avec les forces dominantes, elles se trouvent pratiquement discréditées. En réalité il ne s’offre à elles toutes qu’une seule voie, étroite et subversive : opposition au nom de l’homme et de Dieu à l’idolâtrie de l’argent, à la marchandisation de l’homme et de ce qu’il produit, à la tyrannie des plaisirs qui s’en suit, promotion de l’universalisme et édification de l’unité à travers la diversité, respect des traditions particulières et ouverture à la spiritualité par delà les cloisonnements confessionnels, solidarité dans l’humanitaire.

La théologie a, comme la philosophie, une mission importante en se vouant à la recherche de la vérité sur les modestes chemins de l’histoire humaine. Mais, inévitablement partielle, cette recherche ne saurait être partiale et péremptoire. Les théologiens chrétiens, musulmans, juifs et autres pourront discuter jusqu’à la fin des temps de la nature de Dieu, s’opposer sur son incarnation dans l’humanité ou sa solitude absolue et éternelle, croire ceci ou cela selon l’héritage spirituel et intellectuel de chacun et de chaque culture, aucun d’eux ne pourra jamais dire qu’il sait ce qu’il en est vraiment de Dieu. Leurs controverses sur ce point s’avèrent vaines si elles ne les engagent pas et si elles n’engagent pas l’humanité à sauver l’homme dans son existence concrète, si elles n’ouvrent pas sans restrictions sur le pardon et l’espérance, l’accueil et le partage, le respect et l’amour. Par contre, avec ou sans théologiens, et sans attendre quelque révélation nouvelle ou une improbable irruption divine éclatante, tous les hommes de bonne volonté peuvent savoir dès à présent et affirmer avec certitude qu’aucune vie ne peut exister sans les autres, que l’humanité a besoin de chacun et de tous pour s’accomplir, et que l’ensemble des religions ont leur raison d’être dans cette perspective.

Quelle que soit la religion, il n’existe pas d’accès direct et privé à la connaissance de Dieu, et encore moins à Dieu lui-même. Le salut passe toujours par autrui, gracieusement distribué à travers la vie qui est en même temps profusion de l’altérité et reflet d’une transcendance qui unit. Et l’accès au Dieu de tous passe par l’acceptation des visages du Dieu de chacun et des autres, au delà des masques idolâtriques qui les défigurent comme ils défigurent aussi le Dieu du christianisme. L’œcuménisme n’est pas une option facultative, mais une nécessité vitale et par conséquent un devoir impérieux. Comme l’amour, la connaissance et la fréquentation de Dieu est une affaire de relation et non d’orthodoxie. Partout et du plus profond d’eux-mêmes, dans toutes les religions et hors religion, les hommes et l’humanité aspirent à être libérés de ce qui les asservit, intérieurement et extérieurement – asservissement autrefois appelé le péché. L’ultime enjeu de l’existence est finalement simple : face aux malheurs et au néant, le monde entier veut avoir la vie sauve et veut la reproduire, veut vivre par delà toutes les morts pour aimer et être aimé. La gloire de Dieu ne se réalisant au niveau de l’humanité que dans l’amour partagé, l’unique tâche de la religion et de chaque religion est de participer à ce travail d’enfantement et de rédemption de l’homme.

« Une menace guette le christianisme, celle de le réduire à une religion, alors qu’il est, avant tout, une foi. Une religion, c’est une structure, une hiérarchie, une organisation, des dogmes, un credo, une morale, des rites, une liturgie. Cet ensemble risque de nous faire oublier l’essentiel : l’amour de l’autre, qui est le cœur même de l’Évangile. » N’est-il pas piquant de clore la présente analyse par ces propos très évangéliques de Henri Boulad (21), par ailleurs – et non sans ambiguïté – grand défenseur de la religion et de la civilisation chrétiennes face à l’islam ? Dans l’environnement contemporain, la vocation extra-muros de la foi est sans doute d’éclairer et de réjouir les croyants et les non-croyants de toutes les religions et de tous les athéismes en partageant concrètement les valeurs de l’évangile, plutôt que d’enrôler qui que ce soit pour faire triompher le christianisme en le substituant aux autres religions.

Jean-Marie Kohler

Notes

(1) En Syrie, la famille Boulad était réputée dès le Moyen-Âge pour sa maîtrise du travail du fer, et en particulier pour la production des aciers damasquinés. À partir du XVIème siècle, elle s’est imposée dans la fabrication et le marché de la soie. Ayant émigré en Égypte à partir du XVIIIème, elle a donné un remarquable essor à l’économie cotonnière, la contrôlant très largement jusqu’à l’époque des nationalisations. Dans la foulée, une partie des Boulad s’est installée au Liban. Comme pour d’autres grandes familles liées à l’Occident et formant l’élite cultivée et francophone du Caire et d’Alexandrie, la décolonisation a représenté pour elle une épreuve pénible et coûteuse – d’autant plus difficile à admettre qu’elle avait beaucoup contribué à l’édification de l’Égypte moderne.

La saga des Boulad rappelle que l’histoire est tissée d’irréparables contradictions et souffrances. L’acier trempé fabriqué par cette famille, d’obédience melkite grecque orthodoxe avant sa conversion à l’Église melkite grecque catholique, n’a sans doute pas manqué de servir contre les chrétiens – il se dit que l’épée du grand Saladin a été réalisée dans son armurerie... Quant au développement économique dont les Boulad ont été des acteurs de premier plan, il s’est fait comme ailleurs à la faveur de l’exploitation de la force de travail des plus pauvres... (retour texte)


(2) Le Collège de la Sainte Famille du Caire est une vénérable institution copte-catholique fondée en 1879 par la Compagnie de Jésus pour assurer la formation et la reproduction de l’élite chrétienne dans le cadre des rapports coloniaux. Mais la montée du nationalisme égyptien à la suite de la Deuxième Guerre mondiale a contraint le Collège à des réorientations profondes de son offre pédagogique, avec notamment l’introduction d’un enseignement obligatoire de l’arabe et du Coran pour les élèves musulmans – devenus majoritaires par la suite. Exigeant une rupture avec les habitudes de l’époque coloniale, cette évolution ne s’est pas faite sans résistances ecclésiastiques. (retour texte)


(3) Il est toujours commode de jouer sur la crainte d’un adversaire extérieur pour consolider l’ordre établi au profit des maîtres en place. L’effondrement du communisme a créé un vide au niveau des grandes peurs sociales, la diabolisation de l’islam permet d’y remédier. (retour texte)


(4) Curieusement au premier abord, c’est sous des régimes de dictature, comme dans l’Irak de Saddam Hussein ou la Syrie de Hafez el-Assad et de son fils Bachar el-Assad, que la liberté religieuse semble le mieux préservée dans les pays musulmans. Le parti Baas au pouvoir dans ces deux pays a continûment milité pour un État laïc, jugé seul capable d’unir les diverses composantes confessionnelles de l’islam dans la perspective d’un nationalisme socialiste panarabe. (retour texte)


(5) Cette évocation des conversions surprend : la liberté religieuse a-t-elle des limites en sorte que la conversion à l’islam peut être présentée comme un passage à l’ennemi ? (retour texte)


(6) La guerre d’Indochine par exemple, menée par la France de 1945 à 1954, puis poursuivie par le Sud-Vietnam avec l’appui militaire des États-Unis de 1964 à 1975. (retour texte)


(7) Il s’agit là d’une position foncièrement ethnocentrique. La civilisation de l’Occident a été précédée de nombreuses civilisations tout à fait remarquables, notamment en Asie, et rien ne permet d’affirmer qu’elle ne sera pas à son tour dépassée. D’ailleurs, ne porte-t-elle pas, dans sa forme actuelle, les facteurs de sa propre fin ? (retour texte)


(8) Condamné pour hérésie devant l’Inquisition et le Saint-Office de l’Église catholique romaine, Galilée n’a été ni la première ni la dernière victime de l’obscurantisme et du pouvoir totalitaire de la religion chrétienne. (retour texte)


(9) Il faut rappeler ici que la crise mondiale actuelle n’a pas amené les dirigeants du système en place à en changer le cours comme cela s’imposerait. Globalement, c’est le renflouage de ce système qui est recherché avant tout, la reprise d’une croissance inégalitaire et destructrice des ressources moyennant des mesures symptomatiques qui pèsent lourdement sur les catégories les plus défavorisées, et pour longtemps. (retour texte)


(10) Bien que le canon de la Bible n’ait été défini qu’assez tardivement et que certains versets du Coran semblent avoir été remplacés par d’autres du vivant de Mahomet, les textes sacrés sont considérés comme immuables. Leur interprétation, par contre, peut varier de façon importante et les théologiens ont excellé dans cet art. Or ce sont justement les interprétations qui déterminent pratiquement la religion. (retour texte)


(11) Cf., entre autres, les travaux d’Emmanuel Todd sur l’intégration des immigrés en France. (retour texte)


(12) C’est à tort que les particularités vestimentaires des musulmanes sont systématiquement assimilées à des formes d’oppression de la femme. Dans la société occidentale qui exhibe la sexualité pour la marchandiser sans retenue, le port du voile peut représenter un libre choix d’ordre éthique et une coquetterie – attitude de défense, de protestation et d’affirmation de valeurs spécifiques. Mais il va de soi que cette remarque ne nie pas les problèmes que soulève ce genre de particularisme dans une société démocratique, et ne justifie en aucun cas les pressions dont beaucoup de femmes font l’objet de la part de l’islam radical. (retour texte)


(13) « Pour en parler, il faut vivre en terre musulmane » est-il précisé dès le début de l’interview. Que l’expérience concrète apporte une connaissance subjective très précieuse est certain, mais le recul face à cette expérience peut favoriser une réflexion plus objective. L’analyse exige une distance par rapport aux émotions que charrie le terrain. (retour texte)


(14) On connaît l’usage qui a été fait jusqu’au concile Vatican II de l’adage « Hors de l’Église, pas de salut ». Voir, entre autres, cette déclaration du concile de Florence tenu en 1442 : « (La très sainte Église romaine) croit fermement, professe et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catholique, non seulement païens, mais encore juifs ou hérétiques ou schismatiques, ne peuvent devenir participants de la vie éternelle, mais iront ”dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges ”(Mat 25, 41) », in Bernard Sesboüé, Hors de l’Église, pas de salut, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 8. (retour texte)


(15) La détention d’armes de destruction massive par l’Irak n’a été qu’une accusation fausse, montée de toutes pièces pour occulter les véritables raisons de la guerre voulue par George Bush et les lobbies pétroliers et militaro-industriels qui l’entouraient, et la preuve arborée par Colin Powell devant le Conseil de Sécurité de l’ONU n’était qu’une supercherie – ultérieurement considérée par l’intéressé comme une « tache » dans sa carrière. Dans ce pays où Al-Qaïda n’avait pas d’existence avant la guerre, celle-ci a développé un terrorisme anti-occidental et interislamique des plus sanglants, et a semé le chaos sous le prétexte d’instaurer la démocratie. (retour texte)


(16) Chômage, échec scolaire, délinquance sont le lot des banlieues des grandes villes. La génération importée durant les Trente Glorieuses a travaillé jusqu’au moment où l’économie n’a plus eu besoin d’elle, mais nombreux sont les hommes et les femmes de la génération suivante qui n’ont jamais trouvé de travail stable et correctement rémunéré. Pourtant, eux et leurs enfants sont sommés, comme le reste de la société, de consommer sur-le-champ tous les biens que vante une publicité omniprésente et totalement irresponsable. Il est étonnant que les frustrations et le ressentiment qui s’en suivent ne débouchent pas sur des révoltes plus fréquentes. Existe-t-il meilleur terreau pour l’islamisme ? (retour texte)


(17) Il est notoire que Saddam Hussein a largement bénéficié de l’appui américain dans la guerre qu’il a menée contre l’Iran, et que Ben Laden a été mis en selle par les États-Unis pour chasser l’armée soviétique d’Afghanistan. Aujourd’hui, en Afghanistan, la lutte contre les talibans passe par des alliances avec des chefs de guerre des moins recommandables à tous égards. Et on peut également rappeler que Pol Pot avait déjà été soutenu par les États-Unis pour s’opposer à la Chine. (retour texte)


(18) Est-il utile et juste de s’acharner à prolonger la vie à grands frais dans les pays riches au-delà de ce qui est humainement souhaitable, alors que les enfants des pays pauvres sont condamnés à mourir en masse faute de médicaments et de soins adéquats ? D'investir sans compter pour la conquête du cosmos avant de s’obliger à essayer de rendre la planète terre un peu plus habitable pour tous ses habitants ? De fait, ce n'est pas tant le respect de la personne humaine ou la passion de progresser dans les connaissances qui porte la fuite en avant dans ces deux domaines, que le profit qui en est escompté au plan du marché ou de la maîtrise de technologies nouvelles. (retour texte)


(19) Le mépris des règles démocratiques et des droits de l’homme est perçu très différemment selon qu’il s’agit de l’Arabie saoudite ou de l’Iran par exemple. (retour texte)


(20) L’opération « Plomb durci » menée par Israël en décembre 2008 et janvier 2009 dans la bande de Gaza a tragiquement illustré la disproportion entre la provocation des uns et la réaction meurtrière des autres – une dizaine de morts d’un côté (dont plusieurs par accident), et largement plus de mille de l’autre, dont beaucoup de civils – 1166 tués dont 295 civils selon Israël, 1417 tués dont 926 civils selon les Palestiniens, et des milliers de blessés, sans compter les terribles dévastations matérielles (chiffres variables selon les sources). N'a-t-on pas oublié, en frappant si fort, que le sionisme n'est de loin pas vierge d'actions terroristes ? Caractéristique de cet État exposé à des risques importants, la valorisation de la force militaire s'accommode de tels massacres sans qu'il soit nécessaire de se rapporter aux récits de la Bible relatifs à la conquête de Canaan.

Douteuse par ses motivations, l’opération ne s’est révélée guère plus efficace au plan militaire qu'à celui des stratégies électorales sous-jacentes. Mais elle a surtout été contreproductive en encourageant l’incompréhension ou la haine à l’égard d’Israël à travers le monde – les extrémistes du Hamas n’en attendaient pas moins. Même en Israël, la brutalité de l’intervention a suscité une courageuse réprobation dans les milieux attachés à la paix. (retour texte)


(21) Citation de Henri Boulad rapportée sur plusieurs sites Internet consacrés à la pensée et à l’œuvre de l’ecclésiastique, sans autre référence que « Parole et vie ». (retour texte)

 

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