Le défi du pluralisme religeux

Compte-rendu de la conférence
de Claude Geffré
2001, Altkirch



Est-il inévitable que les religions se concurrencent et divisent l'humanité au nom des vérités qu'elles prétendent détenir, ou faut-il se résoudre à l'idée qu'aucune croyance ne mérite de crédit particulier et que toutes les religions se valent ? Le pluralisme religieux, qui semble désormais insurmontable, représente-t--il pour le chrétien un scandale qui ébranle sa foi, ou un motif d'espérance qui élargit cette foi aux dimensions de l'histoire et du monde ?
Tandis que l'homme s'est doté de formidables moyens pour intervenir sur son destin et sur l'avenir de la planète, les urgences concrètes amènent les religions à reconnaître leur vocation à travailler ensemble pour humaniser le monde. Instaurer une coexistence juste et pacifique entre les hommes et préserver la planète terre qui est la maison commune de l'humanité apparaît maintenant prioritaire. Pour servir ces causes, il est inutile d'attendre une utopique unification des doctrines et des institutions religieuses, car ce n'est que dans le respect de la diversité des communautés humaines, de leurs cultures et de leurs religions, que cela pourra se faire. Mais comment penser théologiquement, du point de vue chrétien, cet oecuménisme inédit qu'appellent le dialogue et la coopération entre les religions ?

 

La pluralité des religions

Pendant deux millénaires, les religions non chrétiennes ont plutôt été considérées comme une expression des puissances du mal, et comme un obstacle majeur à la conversion de l'humanité au christianisme tenu pour être la seule religion vraie. Certes, plusieurs Pères de l'Eglise ont loué, comme saint Paul dans son discours devant l'aréopage d'Athènes, la "sagesse des nations" véhiculée par la philosophie grecque, y découvrant des reflets de vérité émanant du Verbe de Dieu ; mais en général, les croyances dites païennes ont été assimilées à des idolâtries et condamnées sans appel. C'est donc en toute logique que les missionnaires chrétiens ont été chargés de combattre les autres religions pour leur substituer le christianisme. Toutefois, la vitalité persistante de ces religions et les connaissances nouvelles acquises à leur sujet obligent à s'interroger. Peut-on raisonnablement imputer la pluralité religieuse à l'échec des missionnaires durant vingt siècles ou à l'aveuglement des hommes depuis l'origine de l'humanité ? Doit-on déclarer illusoires toutes les espérances religieuses nées hors du christianisme ? Ou faut-il interpréter le pluralisme comme relevant d'un mystérieux dessein de Dieu ?
Le mythe de la tour de Babel rapporte que Dieu a infligé aux hommes la prolifération des langues et la dispersion géographique pour les punir d'avoir projeté de concurrencer le ciel. Mais ce récit peut être interprété autrement : ne fallait-il pas que l'humanité se diversifie pour se développer et s'épanouir ? Les premières pages de la Bible enseignent que Dieu a créé un monde multiple où l'homme est d'emblée exposé à l'altérité et voué aux relations, et la tradition judaïque montre continûment que Dieu n'est pas un être solitaire replié sur sa propre perfection. A l'aube du christianisme, la Pentecôte dissipe définitivement la confusion survenue à Babel, en offrant aux hommes la possibilité d'entendre l'annonce de la vérité et du salut de Dieu dans les langues de toutes les nations. Puis, au cours des décennies qui suivent, les chrétiens comprennent peu à peu que le Dieu unique s'est révélé trinitaire, relation d'amour en lui-même, et relation d'amour avec le monde où chaque existence relève de Lui. Dans cette perspective, la multiplicité des cultures et des religions qui en sont issues n'est plus une malédiction, mais au contraire une bénédiction de Dieu en tant que profusion de vie et promesse de partage.
Ce n'est pas seulement chaque personne qui peut, indépendamment de son appartenance religieuse, rayonner une part de vérité et de sainteté qui vient de Dieu, mais c'est chaque religion en tant que telle - y compris, éventuellement, dans ce qu'elle a de plus particulier et de plus irréductible au christianisme. En rejetant les représentations trop anthropomorphiques qui caricaturent Dieu, même les religions sans Dieu personnel peuvent exprimer des vérités essentielles sur Celui que diverses traditions religieuses nomment le Tout Autre. C'est donc bien à la faveur de leur religion et non pas en dépit d'elle, que les non-chrétiens peuvent s'approcher de Dieu et en témoigner. Et les vérités transmises par les autres religions sont d'autant plus précieuses qu'elles n'ont pas été explicitées par la religion chrétienne et ne le seront peut-être jamais. Au delà des christianismes historiques, le Royaume de Dieu rassemblera tous les hommes qui, depuis les origines, cherchent Dieu sous des appellations diverses ou se laissent rejoindre par Lui d'une façon ou d'une autre, car Dieu ne fait pas plus acception de religion que de race ou de culture.

L'universalité du Christ

Aussi essentielle que soit cette vision élargie du Royaume de Dieu, elle n'oblige pas le chrétien à considérer toutes les vérités professées par les autres religions, ni même toutes les doctrines chrétiennes, comme ayant à ses yeux la même signification et la même valeur. En tant que vérités particulières, elles ne reflètent que partiellement la plénitude de vérité qui est en Dieu, et qui est toujours à chercher. Dans les faits, toute religion relève de l'univers culturel où elle est enracinée : l'expérience de Dieu qu'elle permet est nécessairement liée aux contingences de l'histoire et ne peut s'exprimer que dans un langage déterminé ; de plus, l'expérience de chaque homme est conditionnée par les événements marquants de son propre itinéraire. Si toutes les vérités religieuses méritent d'être respectées pour la part de lumière qu'elles portent en elles, il est légitime que chaque croyant les apprécie à l'aune de sa foi personnelle.
Ainsi, la vérité chrétienne apparaît au croyant qui la reçoit comme une révélation irremplaçable et définitive sur les mystères de Dieu et du monde : de son point de vue, rien ne peut dépasser la révélation de Dieu comme Amour telle qu'elle s'est réalisée en Jésus-Christ. Le chrétien croit que Dieu s'est dépouillé de toute puissance et de toute gloire pour devenir homme, et que c'est en subissant la plus ignominieuse des morts humaines qu'Il a manifesté la nature de sa relation à l'humanité. Telle est pour le chrétien l'ultime vérité qui, au terme de l'histoire, assumera dans la clarté de la résurrection du Christ toutes les parts de vérité qui auront éclairé les hommes. Mais ces convictions universalistes n'autorisent aucune visée totalitaire ou hégémonique.
Personne, en effet, ne peut s'approprier le Christ, trop communément assimilé à la religion qui se réclame de lui au lieu d'être d'abord perçu comme une identification de Dieu. Son universalité dépasse les christianismes passés, présents et à venir comme elle dépasse les autres religions, car aucune Eglise historique ne possède la plénitude divine. Concrètement, Dieu ne peut se rendre présent à l'homme qu'à travers la condition humaine : seule l'incarnation dans un réel particulier et relatif peut mener à l'universel et à l'absolu. De même que Jésus de Nazareth n'a été, en tant qu'homme, qu'un être particulier qui ne pouvait réaliser en lui tous les possibles de l'humain, de même le christianisme historique ne peut-il être qu'une religion particulière qui ne saurait réaliser l'ensemble des potentialités religieuses de l'humanité. Le Dieu qui s'est rendu présent en Jésus peut aussi se manifester autrement et ailleurs. Mais le chrétien croit que l'homme particulier mis à mort sur le Golgotha a été ressuscité comme Christ universel par le Dieu qui l'habitait, et c'est à ce titre seulement que le christianisme peut proclamer la médiation universelle du Christ, tout en reconnaissant à la fois ses propres limites en tant que religion et la raison d'être des autres religions. Celles-ci sont également porteuses de vérités et de valeurs que l'on peut qualifier de christiques, même si elles sont totalement étrangères au christianisme de l'histoire et ne sauraient être revendiquées par lui. L'Esprit de Dieu ignore les frontières pour être présent partout et faire vivre toute chose, mais l'homme ne peut le recevoir que sur la terre et dans la culture qui sont les siennes.
Ces perspectives ne sont pas exemptes de paradoxes et rappellent ces paroles de l'apôtre Paul : "Tandis que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance et sagesse de Dieu" (I Co 1, 23-24). D'après C. Geffré, l'intelligence de la foi chrétienne et sa mise en pratique passent nécessairement par la croix : "Jusque dans sa forme, avec ces deux barres qui se croisent comme la transcendance divine recoupe l'horizon humain, la croix est le symbole d'une universalité qui est liée au sacrifice des particularités. Rejoindre le Christ exige de renoncer à tout christiano-centrisme et de reconnaître que Dieu est au delà des religions. Et, de même que toute expérience religieuse profonde éprouve l'absence de Dieu, de même toute pratique chrétienne conséquente implique-t-elle la conscience d'un manque par rapport aux pratiques des autres religions : le Christ est à la dimension du mystère de Dieu, infiniment plus grand que toutes les religions. L'histoire humaine est toute entière, pour tous les peuples et tous les hommes, une histoire de salut."

Christianisme et islam

Pour conclure cette exigeante réflexion théologique par des perspectives plus immédiates relatives à la mondialisation en cours, C. Geffré a esquissé comment pourrait se développer, après des siècles d'une meurtrière rivalité, une coopération entre les monothéismes chrétien et musulman. Si la divinité de Jésus-Christ semble, entre autres, constituer au plan doctrinal une pierre d'achoppement infranchissable, la foi commune en un Dieu créateur pourrait conduire ces deux religions à témoigner ensemble de la transcendance de la personne humaine face à l'immanence des sagesses de l'Orient et au cynisme des idéologies dominantes en Occident. L'exaltation du désir sauvage, les sacralisations intempestives prônées par de multiples néo-paganismes et le culte de l'argent qui transforme l'homme en marchandise sont autant d'idolâtries qui se retournent contre l'humanité en même temps qu'elles nient Dieu. En proclamant que la vie est sacrée et doit pouvoir s'épanouir dans la justice et la paix, le christianisme et l'islam disent que leur foi en Dieu s'accompagne d'une véritable foi en l'homme, et annoncent un humanisme que toute personne de bonne volonté devrait pouvoir partager.

Jacqueline Kohler


recherche-plurielle.net